mercredi 30 avril 2014

Carnet de voyage au pays des Tsars (6) : La prédiction de Dimitriev - Jeudi 20 mars 2014


Jeudi 20 mars 2014. Du haut de cette coupole de la Basilique Saint-Basile-le-Bienheureux, j’aperçois la Place Rouge en bas à travers la fenêtre. Le ciel est plombé par des nuages bas. Des flocons épars flottent dans l’air. Quelques touristes arpentent la place en ce début de matinée.
Commencée un dimanche 16 mars 2014, jour du référendum en Crimée, partie du territoire de l’Ukraine, ma semaine à Moscou va bientôt s’achever. La population a voté pour le rattachement à la Russie. Des voix en Occident s’étaient élevées pour dénoncer une manœuvre du Kremlin qui aurait manipulé la majorité russophone. Par-delà le stress politique imposé à des relations internationales passablement tendues, j’ai cherché depuis si l’événement était le fait du prince Poutine, ou bien relevait d’un insondable rêve d’une Russie éternelle, ancré dans l’âme slave par les vicissitudes de l’Histoire.
Je suis encore sous l’effet de la soirée au Musée historique d’État et de ma fascinante discussion avec Dimitriev. Je fus chanceux de l’avoir rencontré. L’écouter fut un rare plaisir, échanger avec lui une jubilation intellectuelle. Ses propos, les intonations de sa voix, les expressions de son visage me rapprochèrent de ce qui anime l’âme slave. Je lui suis reconnaissant de m’avoir édifié sur l’arrière-plan historique de cette partie du monde. Toute la semaine, j’étais le témoin privilégié de l’Histoire qui s’écrivait. Mais quelle Histoire ? Celle de Poutine, tsar des temps modernes qui cherche à redonner corps au rêve de la Grande Russie, ou celle des peuples qui, en ce troisième millénaire, aspirent à vivre autonomes, en paix, sous la protection du droit de la communauté internationale ?
À la veille de mon départ, je suis mélancolique. Le ciel gris n’arrange pas mon état d’âme. Un pigeon, frigorifié, se tient immobile au pied de la muraille du Kremlin. Comme s’il portait sur ses frêles épaules les soucis d’une humanité en dérive. Je quitte la Basilique Saint-Basile-le-Bienheureux, traverse la Place Rouge et me rends au mausolée de Lénine, sous le mur du Kremlin. Une visite sans laquelle mon séjour à Moscou n’aurait pas de sens. Je passe devant les statues des figures qui avaient marqué l’empire soviétique et, sous l’effet d’une grande émotion, pénètre dans le sanctuaire à pas mesurés, écrasé par le poids de l’Histoire. Devant le corps embaumé de Lénine, j’ai des sentiments mitigés devant l’homme qui, bien après sa mort, a continué à dominer l’Histoire du haut de sa stature, envoûter des légions d’étudiants de son aura, subjuguer de nombreux idéalistes d'une société sans classes et d'une organisation égalitaire. Ses idées, sa philosophie, ont imprégné non seulement le pays des Tsars, mais une bonne partie de l’humanité, tombée sous l’emprise de sa grippe idéologique, ne jurant que par les vertus du marxisme-léninisme.
Passant lentement devant ce géant de l’Histoire, dans la pénombre du mausolée, mes pensées s’évadent vers la place du Manège toute proche et sa place commerciale où trônent les marques commerciales internationales, comme si le capitalisme triomphant narguait ce père fondateur de l’empire soviétique dans son sommeil au pied du Kremlin. Invraisemblable retournement de l’Histoire.
J’abandonne le Global Entrepreneurship Congress et m’aventure dans les rues de Moscou, sous une neige devenue drue. Je me recueille devant les statues de Dostoïevski, Pouchkine, et autres colosses qui ont façonné la culture du pays des Tsars et donné une âme à un continent.
Mon séjour touche à sa fin. Comme à chaque voyage à l’étranger, je commence à ressentir le mal du pays. Il me tarde d’être à demain vendredi, jour de retour à ma belle contrée du nord-ouest de l’Afrique. Je laisse derrière moi une région déstabilisée, dans un monde en proie au doute sur son avenir. Poutine s’arrêtera-t-il à la Crimée, ou poussera-t-il son avantage vers d’autres pays, y compris l’est de l’Ukraine ? L’Occident aura-t-il les moyens de l’arrêter, ou sera-t-il réduit à proférer des rodomontades qui ne suscitent chez Poutine qu’indifférence et mépris pour un adversaire vieillissant ?
Mes pensées reviennent à Dimitriev. Il m’avait dit que si le Président américain Obama mettait à exécution ses menaces de sanctions économiques contre la Russie, les russes lui bâtiraient une statue. Ils lui seraient reconnaissants de les avoir poussés à se replier vers leur arrière-pays naturel, l’Asie, ce continent aux irrésistibles économies émergentes.
Alors que je suis en train de mettre le point final à ce carnet de voyage au pays des Tsars, je me demande si Dimitriev n’avait pas vu juste et prédit la configuration du monde de demain…

Fin

Rida Lamrini - 30 avril 2014



mercredi 23 avril 2014

Carnet de voyage au pays des Tsars (5) : Au cœur de l’âme slave - Mercredi 19 mars 2014, soir

Mercredi 19 mars 2014. Le soir. Temps de nous rendre au dîner de gala donné par nos hôtes au Musée historique d’État. Je me documente avant. Le Musée fut fondé en 1872 par Ivan Zabéline, le comte Ouvarov et d’autres slavophiles pour promouvoir l’histoire russe et sensibiliser le public à ses origines.
Je m’y rends, tarabusté par la Crimée, l’Ukraine, la Russie, le référendum, la renaissance de l’Empire… Je suis surtout préoccupé de savoir ce que pense le Russe de la rue. Après tout, il a fallu très peu pour allumer la mèche de 1ère Guerre Mondiale, un 28 juin 1914 ! Rappelons-nous. Ce jour-là, un jeune nationaliste serbe de Bosnie, Gavrilo Princip, assassine l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône austro-hongrois. Aussitôt, l’Autriche-Hongrie, encouragée par l’Allemagne, se lance dans des représailles contre le Royaume de Serbie. Les exigences revanchardes de l’Empire Austro-hongrois déclenchèrent un conflit d’une ampleur sans précédent à l’échelle mondiale et, tel un effet de dominos, entraînèrent plusieurs puissances européennes engagées les unes et les autres dans une série d’alliances. Bilan humain : 9 millions de morts et 8 millions d’invalides, à raison de 6 000 morts par jour !
Inquiétude justifiée ou simple psychodrame de pacifiste angoissé ?
Le Musée est à deux pas de l’hôtel Metropol où nous résidons, entre la Place Rouge et la place du Manège. La statue équestre du maréchal Joukov trône devant l’entrée. Nulle visite organisée. Juste le cérémonial de remise des prix à des startups, agrémenté de petits fours, copieusement arrosé d’alcool.
Les objets exposés dont fascinants. Hélas, les indications sont en russe. Indéchiffrable pour moi. Heureusement, ma bonne fortune fait pencher sur moi Dimitriev, un des préposés du Musée. Il m’a abordé spontanément et offert d’éclairer ma lanterne. Je ne sais pourquoi il m’a choisi parmi les dizaines de congressistes. J’accepte volontiers, tel un naufragé se jetterait sur une bouée de sauvetage. J’oublie le gala, le dîner, la remise des prix, les petits fours, les boissons. Je suis tout à Dimitriev, homme érudit, d’une vaste culture, d’une grande amabilité, surtout d’une disponibilité infinie. Je prends plaisir à l’écouter et à commenter ses propos. Au milieu de congressistes festifs, nous plongeons dans un échange intellectuel intense. Entre nous nait une amitié nourrie d’une soif d’apprendre sur la Russie et ses rapports avec le monde. J’apprends en cette soirée une foule d’informations, grâce à Dimitriev.
Il me montre les reliques de tribus préhistoriques qui peuplaient la Russie, les œuvres d’art de la dynastie des Romanov. Il m’apprend que les objets des collections se comptent en millions. Parmi les plus remarquables, une chaloupe extraite des bancs de la Volga, l’artisanat en or des Scythes, les rouleaux en écorce de bouleaux gravés en vieux dialecte de Novgorod, des manuscrits datant du VIème siècle, des céramiques populaires, le sabre de Napoléon donné au comte Chouvalov avant son exil pour l’île d’Elbe. La collection de monnaie compte 1,7 million de pièces. Il me montre les carrosses des Tsars et me fait admirer… la Rolls Royce Silver Ghost du camarade Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine ! Dimitriev m’explique que le leader de la révolution d’Octobre 1917, fondateur de l’URSS, avait hérité des voitures du Tsar et de la noblesse, clients du constructeur anglais, à l’instar des têtes couronnées de l’époque. De façon inattendue, il prit goût à ce symbole de l’odieux capitalisme qu’il a pourfendu sa vie durant, succomba à l’acquisition de la Silver Ghost en 1921, et en fit le véhicule de la dictature du prolétariat pour ses déplacements quotidiens jusqu’à la fin de sa vie. Cocasse. Ainsi va la nature humaine.
Pendant que Dimitriev me montre les merveilles de l’histoire de la Grande Russie, je brûle d’envie de lui demander ce qu’il pense des événements de Crimée. Je sens qu’il est ce russe que je cherche fébrilement pour m’édifier sur ce qui se passe. Devant la pipe de Staline dont il me décrit les détails, je lui glisse un mot sur la manifestation de la Place Rouge, en insistant sur la ferveur qui l’a marquée. Il ne saisit pas la perche. Prudent ? Sujet délicat à aborder avec un étranger ? La complicité qui s’est instaurée entre nous n’est-elle pas suffisante pour favoriser les épanchements ?
Nous poursuivons la visite du Musée. Devant une des collections des bijoux des tsars, je reviens à la charge et évoque ma discussion du midi avec Haik et ses inquiétudes que son pays, l’Arménie, ne soit le prochain sur la liste du grand frère russe. Dimitriev m’observe longuement, sentant ma détermination à aborder le sujet de l’Ukraine et la de Crimée. Il commence par le passé tourmenté de l’Asie. La Russie a constamment fait l’objet de flux et de reflux des peuplades orientales, des musulmans du sud, des envahisseurs d’Europe. Si elle a survécu, c’est parce qu’elle a toujours eu un homme fort à sa tête.
– Un tsar, quoi ! ne m’empêché-je de lui dire.
– Un tsar oui ! confirme-t-il. L’Ukraine n’existe que grâce à la Russie qui l’a toujours défendue et dont elle est le grenier. Pour s’en tenir à l’histoire récente, elle a été ramenée dans notre giron en 1918 par l’Armée rouge. Depuis, nous contenons de temps à autre ses velléités d’autonomie. En 1941, les allemands l’envahissent et sont reçus en libérateurs par une partie de la population. Le 28 avril 1943, la Wehrmacht incorpore près de 220 000 volontaires ukrainiens. En 1944, l’Armée rouge récupère la plus grande partie de l’Ukraine qui a entre-temps perdu 8 millions d’hommes. En 1954, Nikita Khrouchtchev, 1er secrétaire du Parti communiste de l’URSS, ayant vécu une partie de sa jeunesse en Ukraine, lui transfère la Crimée en reconnaissance des souffrances endurées. Il ne l’aurait jamais fait s’il soupçonnait qu’un jour elle chercherait à être indépendante ! Vladimir Poutine ne fait donc que rétablir les choses. En 2005, il a eu le courage de qualifier la chute de l’URSS de la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle. Il est aujourd’hui le tsar dont nous avions besoin.
Je regarde Dimitriev droit dans les yeux et prends le courage de lui dire :
– Si j’ai bien compris, Ukraine, Crimée, Biélorussie… tous ces pays ne sont rien sans la Russie ?
Il acquiesce. Je poursuis :
– Sais-tu que pour l’Occident et pour bon nombre de gens dans le monde, ce sont des pays indépendants dont l’intégrité territoriale est garantie par le droit international ? Tu n’enlèveras de la tête de personne que le référendum en Crimée a été monté de toutes pièces par la Russie qui aurait dépêché ses hommes de main pour fomenter une soi-disant volonté de russophones majoritaires en faveur du rattachement de la mère-patrie ! Sais-tu que tout ce qui arrivera à l’Ukraine sera imputé à la Russie ?
– Je sais, répond-il. C’est pour ça que Poutine a raison de faire ce qu’il fait. De toute façon nous serons accusés de tous les mauvais coups. L’Occident ne comprendra rien à nos affaires. Ça ne le regarde pas. Depuis quand il se préoccupe de l’intérêt des peuples ? Il a juste des intérêts à défendre !
Je suis édifié. Au fond de moi je remercie Dimitriev. Il m’a permis de sonder quelque peu l’âme slave.

À suivre

Rida Lamrini - 23 avril 2014 

mercredi 16 avril 2014

Carnet de voyage au pays des Tsars (4) : Un monde en train de se reconfigurer - Mercredi 19 mars 2014, jour


Mercredi 19 mars 2014, la journée.
Je me réveille avec des maux de tête. J’ai du mal à réaliser où je suis, perturbé par le décalage horaire, l’enchaînement rapide des événements, la difficulté de comprendre ce qui se passe, et le désarroi devant les nouvelles incertitudes qui planent sur un monde déjà si difficile à appréhender.
Je finis par prendre conscience que je séjourne à Moscou depuis trois jours. Trois jours durant lesquels l’Histoire n’arrête pas de bégayer sous mes yeux. Ou de se réécrire peut-être, nous renvoyant à des événements déjà vécus un siècle avant ? Trois jours durant lesquels j’étais balancé entre un Global Entrepreneurship Congress qui plaide pour un monde meilleur sous l’impulsion de startups novatrices qui changeraient nos modes de vie, et une Place Rouge qui fête la renaissance de l’Empire russe, au grand dam d’occidentaux qui parlent d’annexion d’un territoire, de retour aux pratiques de temps révolus, de violations du droit international inacceptables au XXIème siècle.
Dehors, la neige a tapissé Moscou de blanc. De ma fenêtre j’aperçois le bâtiment majestueux du théâtre Bolchoï. Je décide de braver le froid et la neige et d’oublier mes angoisses en rejoignant le Congrès à cinq minutes de marche. En cours de chemin, je jette un regard sur la Place Rouge. Elle est vide à cette heure-ci. Les barrières et les portiques de sécurité de la veille ont disparu, et les alentours rendus aux touristes.
Je m’engouffre dans la galerie commerciale adjacente pour échapper au froid. Elle ressemble à toutes les galeries commerciales du monde. Toutes les enseignes internationales sont présentes. À l’intérieur, on peut facilement s’imaginer être à Sydney, Kuala Lumpur, Paris ou Toronto. À deux pas du tombeau de Lénine !
Au Congrès, je m’abreuve de discours et d’exposés sur les startups créatives, d’écosystèmes vibrants, d’un monde meilleur, de passion d’entreprendre, d’efforts collectifs pour le bien de tous…, Rien n’y fait. Les idées continuent de s’entrechoquer dans ma tête. Des décisions majeures sont en train de façonner l’avenir de l’humanité, dans le secret du palais du Kremlin adjacent. Dans quel sens vont-elles impacter le monde futur ? Nul ne sait.
13 heures. L’heure du déjeuner. Au restaurant du Congrès, je fais la connaissance de Haik, un arménien, et d’une jeune fille moldave. Leurs pays, aujourd’hui souverains, ont connu ou subi l’influence russe à un moment ou un autre de leur histoire. Comment vivent-ils ce qui se passe en Crimée ? Se sentent-ils sur la liste des pays qui, pour une raison ou une autre, sont dans le collimateur de la Russie des nouveaux Tsars ? Autant de questions que j’ai posées en rafale à mes voisins de table.
– Ce qui se passe en Crimée est une annexion, me dit Haik tout de go, tout en me montrant une carte de la région sur sa tablette. Les russes y ont dépêché leurs agents qui ont tout orchestré. Nous sentons leur pression. Nous-mêmes avons été un empire qu’on a dépecé au cours de l’histoire. Mais nous ne laisserons pas faire cette fois-ci. Pas question de nous enlever le peu de territoire qui nous reste.
La jeune fille est du même avis. Elle redoute ce qui est en train d’arriver à l’Ukraine, comme punie pour avoir choisi de voguer avec l’Union Européenne, tout comme doivent le redouter les républiques voisines de la Russie, qui peinent à s’imposer, à imposer le respect de leur souveraineté, à s’assumer politiquement et à se prendre en charge économiquement par elles-mêmes, sans avoir à choisir entre l’est et l’ouest, et qui ne peuvent trouver le salut que dans l’alignement forcé sur l’un ou l’autre bloc. Mes deux voisins de table conviennent que Poutine ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Il ne comprendra que le langage de la fermeté. Serions-nous revenus aux années trente du XXème siècle ?
Édifié sur les sentiments des peuples de la région, je retourne aux travaux du Congrès et y plonge pour le reste de l’après-midi, fermement décidé à noyer mon anxiété dans l’euphorie des passionnés des startups et de l’innovation entrepreneuriale.
Fin d’après-midi. Retour à l’hôtel sous la neige qui continue de tomber. Je suis mélancolique. Mes amis Nigel et Sharleene n’ont plus donné signe de vie. Ils ont probablement déjà quitté Moscou. Cela ajoute à ma tristesse. La journée n’est toutefois pas finie. Nous sommes invités à un dîner de gala au Musée historique d’État. Je n’aime pas les mondanités. Je décide cependant d’y aller. J’y apprendrais peut-être des choses sur un monde qui est en train de se reconfigurer sous mes yeux.
En attendant, une question me turlupine l’esprit depuis que j’ai posé le pied à Moscou. À en croire la presse occidentale, Poutine serait l’artisan de ce qui est qualifié d’expansion territoriale, de violation des règles de la communauté internationale, de non-respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale d’un pays voisin. Pourtant, la liesse populaire à laquelle j’ai assisté hier mardi sur la Place Rouge m’incite à penser autrement. Je soupçonne une forte osmose des russes avec le locataire du Kremlin, qui ne fait que répondre aux aspirations d’un peuple (ou de plusieurs peuples) à la gloire de l’éternel empire des Tsars. Mais comment en être sûr ? J’ai discuté avec des gens des républiques environnantes de la Russie. Ils m’ont fait part de leur inquiétude. Je n’ai malheureusement pas eu la chance d’entendre des russes. Ceux que j’ai rencontrés au Congrès ou ailleurs, chaleureux par ailleurs, ont observé le mutisme sur ce sujet. Partagent-ils l’enthousiasme de la foule qui a manifesté sa joie sur la Place Rouge ? Sont-ils réservés sur la politique de Poutine, mais n’osent pas s’en ouvrir en public ?
Aurais-je la chance avant mon départ de connaître les sentiments véritables de l’homme de la rue du pays des Tsars ?

 À suivre


Rida Lamrini - 16 avril 2015

mercredi 9 avril 2014

Carnet de voyage au pays des Tsars (3) : La renaissance de l’Empire - Mardi 18 mars 2014


 
Mardi 18 mars 2014. Ce matin, en me rendant au Congrès, le contingent des forces de l’ordre, et peut-être les yeux invisibles, me semble plus important. Des portiques sont installés devant l’entrée de la Place Rouge. Des barrières canalisent le flux de visiteurs matinaux. Quelque chose attire mon attention chez ces touristes du matin. Ils affluent en petits groupes et portent des drapeaux russes et des bannières à l’effigie de Poutine. Fête nationale ? Événement particulier ? Je n’ai pas le temps de m’attarder et poursuis mon chemin vers le lieu du Congrès tout proche.
J’ai du mal à me concentrer sur les exposés. Mon esprit est tout à ce qui se passe dehors. À la première pause vers le milieu de la matinée, je me précipite vers la Place Rouge. De loin, j’aperçois l’entrée. Elle grouille de monde. Les drapeaux, cette fois-ci plus nombreux, flottent dans tous les sens. Une musique a empli l’air. Des files se sont formées devant les portiques. Les visiteurs sont filtrés un par un, lentement, minutieusement. Je presse le pas. Excité. Quelque chose d’inhabituel est en train de se passer. History is in the making. Parvenu près de la foule, je comprends les raisons de l’attroupement. En groupe, en famille, entre amis, les russes sont venus célébrer les résultats du referendum de Crimée. Joviaux, ils m’invitent à partager leur joie. Qui que vous soyez, si vous êtes à la Place Rouge ce jour-là, c’est que vous êtes venu fêter la grandeur retrouvée de la Russie. Avide de vivre un rare moment d’histoire, curieux d’approcher les russes dans un moment unique d’émotion collective, je me laisse emporter par le flux humain à l’intérieur de la Place historique.
Elle est noire de monde, submergée par l’étendard blanc, bleu et rouge. Des écrans géants sont plantés aux quatre coins de la place. Une scène est dressée au milieu. Elle occupée par une chanteuse. Probablement une star du pays. La foule est bonhomme. Les gens dansent, chantent, prennent des photos. Ils célèbrent le retour de la Crimée à la mère patrie. Ou son annexion ? Poutine observerait-il le spectacle de l’intérieur de son palais du Kremlin qui surplombe la place ? Au nombre de bannières qui portent son effigie, la mobilisation est de toute évidence faite à sa gloire. Son souffle est présent sur la place. Serait-il derrière l’organisation de la fête ?
Curieusement, je ne vois pas de jeunes, et encore moins d’enfants. Juste des hommes et des femmes d’un certain âge. J’ignore pourquoi. Je n’ose demander. Je ne parle pas russe. Et je ne veux pas éveiller la curiosité à mon égard. Je sens le caractère un peu aventurier de ma démarche. Je me contente de sourire, fais mine de partager l’ambiance régnante. Je suis conscient de ma chance. Le destin m’a amené à vivre cet instant historique, au lieu de le voir à travers la lucarne de ma télé, dans mon lointain pays.
Je suis perplexe quant à ce qui se passe dans cette région du monde après le référendum en Crimée. Autodétermination d’un peuple ? Annexion d’un territoire par une puissance ? Retour aux pratiques internationales du 19ème siècle ? Confirmation de la nature mégalomane d’un dictateur ? Correction d’une erreur de l’Histoire ? Après la Géorgie, la Tchétchénie, la Syrie, c’est angoissant.
Je ne peux malheureusement pas m’attarder sur les lieux. Il fait froid. Le vent me pique le visage. Je m’arrache avec peine à ce spectacle qui tient en haleine le monde entier et préoccupe toutes les chancelleries, et retourne à regret au Congrès. Une surprise de taille m’y attend. Je tombe nez à nez sur mes amis Nigel et Sharleene de Trinidad et Tobago. Je n’ai pas vu Nigel depuis 2006, lors d’un séminaire à Turin. Passé les premiers moments d’émotion et la joie des retrouvailles, je leur parle de ma visite à la Place Rouge. À mon grand étonnement, ils m’apprennent qu’ils ont décidé d’écourter leur visite à Moscou. Ils repartent chez eux demain. Ils ne se sentent pas à l’aise. Ils suffoquent dans l’atmosphère ambiante. Ils ont peur. Leur look américain les dessert. J’essaie de les rassurer, leur raconte ce qui se passe à la Place Rouge, et arrive même à les convaincre d’y faire un tour. Ils acquiescent, à condition que je leur serve de guide, ce que je fais volontiers.
Ils me suivent, mi curieux, mi appréhensifs. Une heure plus tard, ils me remercient de leur avoir fait connaître ce moment unique qu’ils n’auraient pas osé découvrir seuls. Mais le tour à la Place Rouge les a confirmés dans leur décision de quitter le pays des nouveaux Tsars au plus vite. Ont-ils raison ? Ou serais-je inconscient ? Je ne sais que penser, moi qui ai prévu de séjourner toute la semaine dans la capitale de Russie.
Je brave le froid du soir avec Nigel et faisons un tour dans les alentours de l’hôtel. Très vite, nous devons abandonner nos velléités de ballade dans Moscou by night et décidons de regagner nos pénates. Je tente une dernière fois de persuader mon ami de revoir ses plans de départ, espérant le voir plus longtemps. Il me promit d’y réfléchir. Nous nous quittons, nous promettant de nous retrouver le lendemain.
Dans ma chambre d’hôtel, je regarde les nouvelles du soir. Le monde est en effervescence. Les occidentaux promettent des sanctions à l’encontre de la Russie, l’accusant de violer le droit international. Pendant ce temps-là le parlement de Russie se prépare à ratifier le décret de Poutine rattachant la Crimée à la Russie.
Je me sens devenir schizophrénique. Les congressistes du Global Entrepreneurship Congress parlent de startups qui rendront le monde meilleur. La manifestation sur la Place Rouge semble être le prélude de turbulences à venir. Que penser ? Que croire ? À quoi s’attendre ?
Cette nuit-là, j’essaie de trouver le sommeil, désorienté. Assisterions-nous à la Renaissance de l’Empire russe ?
                                                                  

                                                                                                                                                    À suivre

Rida Lamrini - 09 avril  2014

mercredi 2 avril 2014

Carnet de voyage au pays des Tsars (2) : Crimée, Einstein et Pouchkine - Lundi 17 mars 2014



Lundi 17 mars 2014. Direction le Global Entrepreneurship Congress, place du Manège à cinq minutes de marche de l’hôtel. Le chemin qui y mène longe la Place Rouge et le Kremlin. Les forces de police et les militaires parsèment les lieux. Nous devinons que les yeux invisibles sont encore plus nombreux tout autour.
À l’entrée du Congrès, il faut montrer patte blanche. Passage par les portiques de sécurité, inspection des sacs. Les agents de sécurité sont reconnaissables à leurs regards qui vous fouillent littéralement. Des délégués sont venus de 153 pays pour discuter Entrepreneuriat Global, nouvelle doctrine miracle pour sortir les jeunes de l’ornière du chômage, créer des startups innovantes, promouvoir de nouvelles solutions, pour un monde meilleur. À savoir. Les congressistes seraient-ils de doux rêveurs ? Des idéalistes attardés ? Des naïfs inconscients de la tension internationale régnante ? Ignorent-ils la réalité des relations entre nations, fondées sur l’intérêt et les rapports de force ?
Durant le congrès, un des panelistes traite de ce que les gouvernements nationaux et locaux devraient faire pour promouvoir l’entrepreneuriat. J’écoute attentivement. Je prie pour que nos politiques rejoignent ses recommandations et trouvent l’inspiration pour instaurer un écosystème qui favorise les entrepreneurs, les vrais créateurs de richesses et d’emplois.
Durant la journée, les nouvelles rapportent le raz-de-marée de la population russophone de Crimée en faveur du rattachement à la Russie. Rien de surprenant. Le soir, le Kremlin publie un communiqué dans lequel il annonce que la Russie, « compte tenu de la volonté des peuples de Crimée exprimée lors du référendum du 16 mars 2014 », décide de « reconnaître la République de Crimée comme État souverain et indépendant où la ville de Sébastopol a un statut spécial ».
Ce même jour, la Science fait un pas de géant, donnant raison une fois de plus à Einstein. La dernière de ses théories sur l’existence d’ondes gravitationnelles vient d’être validée par les faits. Les physiciens ont levé un bout du voile qui enveloppe les tout premiers instants de la naissance de l’Univers. Présentée au Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics, la découverte couronne trois années d’observations dans l’Antarctique de ce que les astrophysiciens appellent « les premiers tremblements du Big Bang ».
Écrasé par la portée de la découverte, conscient de la place de l’être humain dans le grand mystère de la création, je mesure l’insignifiance de l’agitation des hommes et la futilité de leurs querelles pour des bouts d’une Terre difficilement décelable à l’échelle de l’Univers.
Entre-temps, on est toujours sans nouvelles du vol MH370. Mes pensées vont aux passagers du mystérieux Boeing 777 de la Malaysia Airlines.
La journée tire à sa fin. Nos hôtes ont bien fait les choses. Direction le musée de Pouchkine. Entre manuscrits, portraits et peintures, nous plongeons dans l’histoire fascinante d’un des plus grands poètes de la Russie des Tsars.
Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, poète, dramaturge et romancier est né à Moscou le 6 juin 1799 et mort à Saint-Pétersbourg le 10 février 1837, dans une famille aisée de la noblesse russe. Sa mère, la belle Nadiejda Ossipovna Hanibal, descend d’Abraham Pétrovitch Hanibal, esclave africain affranchi et anobli par Pierre le Grand. Teint olivâtre, lèvres épaisses, cheveux crépus, Pouchkine ne s’aimait guère lorsqu’il était jeune. Adulte, la vivacité et l’éclat de ses yeux bleu acier illuminaient sa peau mate et fascinaient la gent féminine. Libéral convaincu, il n’était ni révolutionnaire, ni engagé politiquement. Pourtant, en 1820, il  est exilé par Alexandre 1er pour ses poèmes jugés séditieux. En 1826, Nicolas 1er lui pardonne et le fait revenir à Moscou, à condition qu’il renonce aux débordements de sa jeunesse. Une nouvelle phase de persécution politique débute. Pouchkine doit informer les autorités de ses moindres mouvements. Son activité littéraire est étroitement contrôlée, le faisant paradoxalement passer pour un odieux collaborateur du despotisme aux yeux de ses amis libéraux.
Les dernières années de sa vie ne sont pas heureuses. Sa famille et celle de son épouse Natalia sont une source de problèmes pratiques et financiers qui le détournent de l’écriture. Ses activités étant constamment contrôlées et interdites par les autorités, il était réduit à mendier l’assistance financière de l’Empereur, assortie de contraintes et de vexations, pour satisfaire les caprices de son insatiable épouse. Les écarts de cette dernière alimentèrent la circulation de rumeurs venimeuses, et l’entraînèrent dans une série de duels, dont le dernier lui fut fatal. Il reçut une balle de pistolet dans le ventre et mourut deux jours plus tard dans d’atroces souffrances.
Pouchkine était considéré au moment de sa mort comme le plus grand écrivain russe. Sa disparition tragique l’a transformé en véritable légende, adulé à ce jour en Russie. Bien que vivant au cœur de l’ère romantique, par son écriture d’écrivain classique héritier du siècle des Lumières, et par son style simple, précis et élégant, il a libéré la littérature russe de l’influence étrangère.
Fasciné par la contradiction entre la vie mouvementée et l’œuvre harmonieuse de Pouchkine, j’oublie la tension montante dans le monde, et passe ma seconde nuit à Moscou, la tête pleine de pensées inspirées par cette réflexion d’Henri Troyat « S’il avait écrit comme il vivait, Pouchkine eût été un poète romantique, inégal dans son inspiration. S’il avait vécu comme il écrivait, il eût été un homme pondéré, sensible et heureux. Il n’a été ni l’un ni l’autre. Il a été Pouchkine ».

À suivre

Rida Lamrini - 2 avril 2014