mercredi 29 janvier 2014

Dr Jekyll


L’enfant entre en trombe à la maison. Il aperçoit son père dans son cabinet, plongé dans son courrier. Il se précipite vers lui.
– Papa, tu te rappelles la citation que tu m’as dite hier ? Les esprits d’élite discutent des idées, les esprits moyens discutent des événements, les esprits médiocres discutent des personnes.
– Oui, marmonne le père sans relever les yeux. Elle t’a plu ?
– Beaucoup. J’adore les citations. Je l’ai resservie au prof aujourd’hui. Tu sais quoi ? Il m’a dit qu’elle n’est pas d’Albert Einstein.
– Ah bon ? Mea culpa fiston. Et de qui alors ?
– Elle est de Jules Romain. Bien entendu, mes camarades ont profité de l’occasion pour me charrier, mais… peu importe Papa. La citation est belle, et c’est ce qui compte.
Voyant que son père a les yeux toujours rivés sur sa paperasse, l’enfant ajoute avec hésitation :
– Si t’as un moment Papa, j’aimerais bien qu’on poursuive la discussion d’hier et que tu me parles de Dr Jekyll. Tu m’as dit que cet homme merveilleux peuple le monde des adultes.
Le père se détache de son courrier, se retourne vers son fils et lui fait :
–  Je regrette si hier je t’avais brossé un tableau sombre du monde des adultes. Heureusement, il y a plein de gens qui l’égaient, qui sont de vrais rayons de soleil lorsque le ciel de la vie vire vers le gris.
Les yeux de l’enfant s’illuminent.
– Tu verras, au boulot, tu rencontreras des collègues qui seront des amis. Avec eux, tu progresseras sur le plan professionnel. Ils te dépanneront en cas de coup dur. Ton patron te prendra sous son aile et guidera tes premiers pas dans la vie. Tu auras hâte de retrouver chaque jour tes collègues de travail.
L’enfant esquisse un sourire, mais reste silencieux.
– À différents moments de ta vie, des gens se lieront d’affection à toi. Ils aimeront tout chez toi. Ta mine, ta mise, ton caractère, tes propos, tes idées. Ils seront des amis sincères. Tu les reconnaîtras au bonheur qu’ils éprouvent avec toi, à ce qu’ils disent sur toi, aux services qu’ils te rendront.
– C’est magnifique ce que tu me décris là Papa… chuchote l’enfant, comme sous un charme.
– On dit que le monde des affaires est dur. Peuplé de requins. Pourtant si tu t’y lances, tu seras étonné de voir le nombre d’honnêtes entrepreneurs qui mènent leur activité avec rigueur et professionnalisme, tout en étant soucieux d’améliorer le sort des moins bien nantis qu’eux. Ça c’est formidable.
L’enfant s’allonge sur sa chaise, repose sa tête sur le dossier. Ravi de voir l’enchantement dans les yeux de son fils, le père poursuit :
– En politique, tu trouveras des hommes et des femmes aux convictions fortes, mus uniquement par l’intérêt général. Ils ne courent ni après les postes, ni après les privilèges, mais après l’aboutissement de leurs idées, l’amélioration des conditions de leurs semblables et la défense de leurs intérêts légitimes. Tu les reconnaîtras à leur discrétion, leurs sacrifices. Tout y passe, temps, argent, famille. Ils donnent sans compter, sans rien demander en retour.
Tout à sa description d’un monde cette fois-ci idyllique, forçant le trait comme pour se rattraper du tableau lugubre brossé la veille, le père poursuit son monologue :
– Adulte, tu seras peut-être amené à exprimer tout haut tes idées, ou à les partager par écrit. Eh bien, tu seras étonné du nombre de personnes chez qui elles trouveront écho, qui seront enchantés de te lire, sensibles à ta vision des choses,  reconnaissants que tu aies couché par écrit leurs convictions. « Si tu as une pomme, que j’ai une pomme, et que l’on échange nos pommes, nous aurons chacun une pomme. Mais si tu as une idée, que j’ai une idée et que l’on échange nos idées, nous aurons chacun deux idées. » Dixit George Bernard Shaw. J’espère ne pas me tromper cette fois-ci sur l’auteur. Tu vérifieras fiston avant d’en parler à ton professeur, n’est-ce pas ?
L’enfant hoche la tête. Le père poursuit :
– Le plus beau mon fils, c’est lorsque tu te consacreras aux démunis. Là, tu connaîtras un vrai bonheur. Ignore les esprits étroits qui ne connaissent que l’intérêt personnel. Chemine avec les Chevaliers de l’Infortune, les Dr Jekyll qui répandent le bien autour d’eux.
L’enfant se relève lentement et se met à déclamer, comme s’il était sur une scène de théâtre :
Peu connaissent leurs merveilleuses histoires. Nul n’a rapporté leurs formidables contributions à la lumière. Nul n’a fixé leur cheminement discret dans des images. Nul n’a décrit leur mobilisation exemplaire par des mots. Aux côtés de ces êtres admirables, vous serez gagnés pas la foi qui les anime, comblé par la richesse de leurs cœurs. Vous connaîtrez la satisfaction procurée le don de soi. Vous serez gratifié de voir des horizons lumineux s’ouvrir, transcendé de faire reculer les ténèbres du dénuement. Vous serez marqué, comme les populations qu’ils ont aidées à retrouver les chemins de la dignité. Vous vous sentirez béni d’avoir été sur le chemin de ces chevaliers partis en croisade contre l’infortune des autres. Je cette citation connais par cœur !  Elle est de Papa ! Pas d’erreur sur l’auteur !
Le père est interloqué par ce qu’il vient d’entendre. Son fils poursuit :
– Dis-moi Papa, y a-t-il un endroit au monde où il n’y aurait que des Dr Jekyll ?
– Non mon fils. Les Dr Jekyll vivent dans un monde infesté de M. Hyde. Le monde est ainsi fait.
– Finalement c’est plus démoralisant que je ne le croyais. Mais alors, quel est le sens de la vie.
– Justement fiston, le destin de l’être humain sur terre est d’évoluer entre les M. Hide et les Dr Jekyll. Lorsqu’il arrive à le faire en frayant son chemin au-dessus des ignominies des premiers, et en portant haut les valeurs des seconds, alors il gagne en grandeur d’âme, acquiert toute son humanité, et donne un sens à sa vie. C’est ainsi qu’il accomplit son destin dans ce monde.
Le regard du père se perd dans le lointain, comme s’il voyait défiler le film de sa propre vie. L’enfant reste pensif. Puis il se lève, paraît hésitant sur ce qu’il veut faire, et finit par se diriger vers sa chambre. Son père l’entend murmurer dans un profond soupir :
 – C’est pas simple la vie… À moins que les hommes ne soient compliqués.
                                       
Rida Lamrini - 29 Janvier 2014 


mercredi 22 janvier 2014

M. Hyde


Le père ouvre la porte et voit son fils entrer, la tête basse, le cartable sur le dos.
– Qu’est-ce qui t’arrive fiston ? lui demande-t-il, quelque peu inquiet.
Sans piper mot, l’enfant se dirige vers la cuisine en traînant les pieds. Le père le suit, attend qu’il s’attable, et s’assied près de lui.
– Des soucis au lycée ?
L’enfant hoche la tête.
– De mauvaises notes ?
–  Tu sais que je suis premier partout… sauf en sport ! finit-il sa phrase en esquissant un sourire.
– Et alors, rétorque le père, pourquoi cette tête ?
– J’en ai marre papa…
– De quoi t’en as marre ? Tes études vont bien ! Tu ne manques de rien ! Alors…
L’enfant regarde son père un bon moment, puis lâche :
– On m’aime pas au Lycée. Mes camarades sont méchants avec moi.
– Normal mon fils, laisse tomber le père.
– Ah bon ! Tu trouves que c’est normal Papa que mes camarades me cherchent toujours noise ?
– Oui. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu es premier de la classe.
– Ah bon ? Eh bien, vivement l’âge adulte.
– C’est pire. Là aussi les gens n’aiment pas que l’on soit différent d’eux. Encore moins que l’on soit plus brillant. Ça n’apporte que des ennuis.
– Ah bon, chuchote l’enfant avec des yeux ahuris.
– Alors, tu dois considérer l’école comme un terrain d’entraînement pour ce qui t’attend plus tard.
– Tu me fais peur Papa…
– Attends-toi aux peaux de banane de collègues envieux, aux états d’âme de patrons qui ont peur que tu prennes leur place, à la jalousie d’amis ou supposés amis jaloux de tes succès.
– T’as connu ça Papa ?
– Des fois, tu feras face à une animosité inexplicable ! Juste parce que le bonhomme n’aime pas ta tête, n’aime pas ta mise. T’es trop bien habillé pour lui. Ou t’as trop bonne mine. Un autre te détestera parce qu’il craint que tu occupes son poste, ou que tu aies une meilleure promotion que lui.
– Eh bien, la vie c’est pas la joie Papa… dit l’enfant, passablement écœuré.
– C’est pas tout mon fils. Le monde des affaires est un monde de requins. Le gros mange le petit.  Un carnage ! Y a qu’à les entendre parler : viser une cible, conquérir un marché, mettre en œuvre une stratégie,  avoir un marketing de combat, …
Passablement dégoûté, l’enfant croise les bras sur la table, repose sa tête dessus et observe son père du coin de l’œil, écrasé par ce qu’il entend. Peu conscient de l’impact de ses propos sur la personnalité future de son fils, le père poursuit :
– En politique, sache que les embrassades sont des assassinats en règle, les sourires cachent des poignards entre les dents, les éloges sont des anesthésiants avant l’égorgement.
Comme s’il se parlait dans une sorte d’introspection, le père continue son monologue :
– Si tu exprimes tes idées trop haut ou par écrit, tu t’attireras les foudres des pisse-froid qui n’aiment pas ceux qui sont libres dans leurs têtes. Pense à ce qu’a dit Albert Einstein : Les esprits d’élite discutent des idées, les esprits moyens discutent des événements, les esprits médiocres discutent des personnes.
L’enfant a les yeux perdus dans le vide. Le père poursuit :
– Le pire mon fils, c’est quand tu aides les autres, que tu engages des actions sociales. Là, attends-toi à des ennuis. Les esprits chagrins ne comprendront pas que tu agisses sans intérêt. Pour eux, tu es fou, ou il y a un truc derrière. Ils vont contrecarrer tes projets. Tant pis pour ceux que tu as voulu aider. Il faut que tu échoues. D’autres te prêteront des ambitions politiques et vont s’employer à te descendre coûte que coûte. Bref, en voulant faire du bien, ton cercle d’ennemis s’élargit.
Le père se tourne vers son fils et le trouve à moitié endormi.
– Je t’ennuie mon fils ?
– Non, mais tu me donnes pas envie d’être adulte.
– Allez, lève-toi, aujourd’hui je t’ai parlé de M. Hyde, la face hideuse de l’être humain. La prochaine fois je te parlerai du Dr Jekyll, l’autre face que l’on rencontre dans un monde peuplé d’adultes merveilleux. Des êtres qui te font oublier tous les cloportes dont je viens de te parler. Des gens qui donnent un sens à la vie, qui te donneront envie de vivre pleinement ta vie.

Rida Lamrini - 22 Janvier 2014 


mercredi 8 janvier 2014

Le chapelet de jours


Une année s’achève, une autre s’annonce. Comme un leitmotiv, cette phrase revient, encore et encore, dans les écrits, dans les commentaires, à chaque passage d’une année à l’autre. Et comme si elle souscrivait à un rituel, l’humanité célèbre ce passage avec force de feux d’artifices, de flots d’alcool, de montagnes de victuailles, et un foisonnement d’embrassades. Avec les nouvelles technologies, les sept milliards de terriens ont découvert l’expression instantanée de vœux. À l’approche du mythique nouvel an, ils se mettent à pianoter sur leurs téléphones portables et envoient des SMS à leurs proches, leurs amis, leurs connaissances, et même ceux qu’ils connaissent à peine qu’ils intègrent dans des envois en rafale, pour le plus grand bonheur des opérateurs de réseaux téléphoniques.
Et l’on se prend, pour certains, à voir partir une année pleine de souvenirs à jamais évanouis, en se demandant si la nouvelle apportera les mêmes joies. Ou bien, pour d’autres, on se sent soulagé à l’idée de ranger l’année écoulée dans les oubliettes, espérant de meilleurs moments avec celle qui se présente.
Curieuse frénésie que celle qui s’empare du monde, d’un bout de la planète à l’autre lorsque l’horloge sonne minuit le 31 décembre. Pourtant… Qu’a donc de si particulier ce moment ? Et pourquoi l’homme éprouve-t-il ce besoin de découper le temps en tranches ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ?
La notion d’année qui rythme nos vies date de l'époque où on croyait que la Terre occupait le centre de l'Univers, lorsque les hommes primitifs observaient le firmament soir après soir, prirent conscience de la Lune et voyaient ce croissant s'épaissir pour former un disque éclatant, puis redevenir de plus en plus mince pour disparaître, pour vite réapparaitre dans le ciel et recommencer un nouveau cycle. Il ne fut pas difficile pour nos ancêtres d’établir que ce cycle durait 28 ou 29 jours et de se mettre à mesurer le temps avec les phases de la Lune, inventant ainsi les premiers calendriers, les calendriers lunaires.
Depuis, pourquoi avons-nous eu recours à une année de 365 jours ? En astronomie, une année astronomique correspond à deux occurrences successives d'un événement lié à la révolution d’un astre autour d’un autre. S’agissant de la Terre et du Soleil, une année compte 365,24219879 jours, le quart de jour indiqué par les décimales est accumulé et constitue le jour supplémentaire de l'année bissextile.
Les Égyptiens furent les premiers à s'apercevoir, il y a 6 000 ans, que douze mois étalés sur une période de trente jours créaient un excellent calendrier des saisons. Ils ajoutèrent cinq  jours pour arriver aux 365 d’une année.  On l'appela alors l’« année du Nil ». 
Pour leur part, les Romains utilisèrent un calendrier de 304 jours étalés sur 10 mois qui débutait à l'équinoxe de printemps et se terminait au solstice d'hiver.  Comme leur année était plus courte que l'année solaire, ils la firent coïncider avec le cours des saisons en faisant un cycle de 4 ans, au cours duquel fut ajouté, de 2 ans en 2 ans, un 13e mois (surnommé Mercedonius).
Reste à savoir qui a décidé du moment où la position de la terre dans le ciel marquerait le début du calendrier ! Jules César, conseillé par l’astronome égyptien Sosigènes, fut le premier à décider qu’une année serait réglée sur le cycle du Soleil et durerait 365 jours, moyennant l’ajout d’un jour chaque quatrième année, puisque la durée réelle est de 365 jours et quart, donnant lieu à l’année Bissextile. 
Plus tard, le moine Denys le Petit proposa à l'Église de compter les ans à partir du 1er janvier suivant la naissance de Jésus. Ainsi, le 1er janvier de l'an de Rome 754 devint le 1er janvier de l'ère chrétienne.
Mais l’on oublie que la frénésie du « nouvel an » ne concerne qu’une partie de la population mondiale. Musulmans, juifs, bouddhistes, et bien d’autres peuples, ont chacun leur propre calendrier ! Alors, où se termine l’année qui s’achève et où débute la nouvelle ? Si tant est qu’il y ait une fin et un début d’années, notion toute relative selon les lieux et les formations sociales.
Les hommes s’évertuent à voir dans le nouvel an, non le passage continu entre éléments d’un même ensemble comme en physique classique, mais une rupture entre années, chacune étant un quantum de temps, au début et à la fin délimités comme en physique quantique. Peut-être que parmi les raisons qui poussent les hommes à concevoir les années sous forme de quantas qui se succèdent comme les perles d’un chapelet, au lieu du continuum sans fin du temps qui s’écoule inexorablement, serait ce besoin de rompre avec une période de temps dite année que l’on se dépêche de ranger comme l’on rangerait un paquet, avec ses joies et ses épreuves, et de vite accueillir une nouvelle, espérant qu’elle sera meilleure, pleine de bonheur, de plaisir et de santé.
Les années ont beau se succéder, les mêmes problèmes accompagnent toujours les hommes : guerres, famines, destruction de l’environnement, pauvreté, malnutrition, économies cupides, injustices, racisme, maladies… dans un continuum que n’influe ni les vœux, ni les feux d’artifice, ni les fêtes exubérantes. Seule la volonté des hommes de vaincre ces fléaux changera le cours du continuum…, ou la nature des perles qui ornent le chapelet de jours.

 Rida Lamrini - 08 Janvier 2014