mercredi 20 novembre 2013

Reflets sur les eaux de la lagune


Telle une perle dans son écrin, elle trône dans une lagune de la mer Adriatique. Les premiers habitants la bâtirent sur des pieux en chêne et en aulne enfoncés dans le sol sablonneux, dans un environnement hostile, livré au flux perpétuel des marées. Chateaubriand l’appelait la « ville contre-nature ». Ses habitants aiment à penser qu’elle est l’unique ville naturelle « dans un monde contre-nature ».
À l’extrémité nord-ouest de la mer Adriatique, là où finissent les cours des fleuves issus des Alpes, vivaient des pêcheurs, des mariniers et des sauniers descendants des Vénètes, ancien peuple italique intégré dans la République romaine dès le IIème siècle av. J-C. Les invasions des Goths d’Alaric Ier et des Huns d’Attila les conduisirent à se réfugier dans les îles des marais situés le long de la mer Adriatique, près du delta du Pô. Selon la légende entretenue par les habitants eux-mêmes, Venise aurait été fondée le 25 mars 421 dans les îlots du rivus altus, qui donna lieu au Rialto. Des îlots qui ont pour nom Lido, Murano, Burano, Torcello, San Michele, San Erasmo, Mazzorbo, etc.
En 452, un premier établissement fut fondé par des réfugiés de Padoue et d’Aquilée avant de devenir une province de l’Empire Romain d’Orient sous Justinien Ier. Dans cette zone marécageuse, difficile d’accès pour des navires à quille, Venise servit initialement de refuge de la civilisation romano-byzantine. Mais au fur et à mesure de son développement, son autonomie s’accrut pour aboutir à l’indépendance.
Au fil du temps, les Vénitiens élargirent leur marge de manœuvre politique et se dotèrent d’un pouvoir local incarné par le premier Duc ou « Doge », personnage aux confins de la légende et de l’histoire, pour finalement s’appuyer sur la mer et étendre leur pouvoir.
Durant onze siècles (697-1797), la « Sérénissime » capitale de la République de Venise exerça une domination économique à la fois sur le reste du pays et sur l’ensemble de la mer Méditerranée, espace dans lequel elle joua un rôle politique de premier plan. Après la 4ème croisade, Venise se tourna vers Constantinople et s’empara des richesses de l’Empire byzantin, constituant ainsi son propre empire maritime comprenant la plupart des îles grecques et dalmates.
Portée par le dynamisme de ses commerçants, Venise quadrupla sa puissance navale au cours du XVème siècle, et fit de son arsenal la plus grande manufacture du monde avec près de 16 000 ouvriers sur un espace protégé de 25 hectares. Elle arma une flotte de 6 000 galères, et fut en mesure de prendre des risques sous forme de convois réguliers. Elle finit par régner sur la mer Méditerranée et devenir le port le plus important, dépassant Constantinople. De son conflit avec Gênes, sa grande rivale en Italie du nord et en Méditerranée, elle sortit vainqueur, mais épuisée.
Mais les lois de l’histoire sont aussi implacables qu’immuables. Le déclin commença avec la progression turque en Méditerranée, qui la priva progressivement de toutes ses terres grecques. Elle perdit ensuite de son importance commerciale en raison du détournement du commerce européen vers les océans après la découverte de l’Amérique.
Devenue politiquement un État italien parmi d’autres, Venise fut annexée par Napoléon Bonaparte le 12 mai 1797. L’empereur la livra ensuite aux Habsbourg en échange de la Belgique. Il la reprit en 1805, et l’intégra au Royaume d’Italie dont il se fit couronner roi, avant que la ville ne soit intégrée dans l’Empire d’Autriche de 1815 à 1866. Venise se libéra de la domination autrichienne le 3 octobre 1866 pour devenir un simple chef-lieu de province italien.
Depuis, chaque jour, des milliers de visiteurs, venant des quatre coins du monde, arpentent sa grande place de San Marco, s’émerveillent devant les fresques de sa basilique du même nom, goûtent au charme des petites places qui émaillent ses quartiers, contemplent les motifs décoratifs des murs de ses habitations, admirent la richesse des peintures de ses églises, déambulent dans le quartier de Castello, se perdent dans les ruelles du quartier Cannaregio, et se laissent envoûter par la magie des mystérieuses gondoles.
Tout le long, dans la pénombre des ruelles étroites, ils s’arrêtent devant les canaux, se penchent sur les eaux bleuâtres de la lagune et tentent de retrouver dans leurs reflets tremblotants la gloire passée de la Cité des Doges.
En ces temps troubles de doute et d’incertitude, l’humanité a tant besoin d’un retour sur le destin du haut lieu que fut la Sérénissime Cité, devenue par les insaisissables péripéties de l’Histoire, une simple destination touristique. Un tel retour permettra de méditer sur la précarité consubstantielle de la condition humaine, de mesurer l’inanité de toute puissance politique, de déchiffrer les clés d’évolution des civilisations, et peut-être, de trouver de vrais repères à l’évolution du monde, dans un avenir plus paisible, plus prédictible.


Rida Lamrini - 20 novembre 2013

mercredi 13 novembre 2013

Prévisions sidérales


La nuit est bien avancée. Je ne trouve pas le sommeil. Je n’insiste pas. Je quitte mon lit et me dirige vers mon bureau. Une surprise m’y attend. Au moment où je tends la main vers l’interrupteur de lumière, je constate que mon ordinateur rayonne d’un halo vert qui irise la pièce. Mon extra-terrestre me rendrait-il visite de nouveau ?
Je m’avance vers l’écran. Mon extra-terrestre est bien là. Serait-ce lui qui m’a empêché de dormir et m’a incité à me diriger vers mon ordinateur ? A-t-il cette capacité d’influer sur mon comportement, me réveiller en pleine nuit et m’amener à entrer en contact avec lui ?
– Que le salut soit avec toi, terrien.
– C’est toi qui m’as réveillé…, pianoté-je sur mon clavier.
– Je t’avais promis de te revenir après notre dernière conversation.
Cela remonte à très loin. Il me rafraichît la mémoire :
– Le 12 juin 2013[1], tu m’avais demandé à quoi ressemble la vie chez nous. J’avais répondu que ce concept n’existe pas chez nous, et t’avais promis de te revenir dès que les des éléments de notre dernière conversation seraient traités par notre cyber-analyste. En attendant, tu m’avais demandé quel était l’équivalent du concept de la vie chez nous. Tout est planifié et prévu t’avais-je dit. Tu suis un programme qui te gouverne sans poser de questions. Ce qui n’a pas eu l’heur de te plaire. Tu as considéré que notre vie serait aussi ennuyeuse que la ligne plate d’un oscilloscope.
– Est-ce pour ça que tu m’as réveillé ? dis-je passablement irrité. Et que dit votre cyber-analyste ?
Mais à qui ai-je donc affaire ? Un robot ? Une intelligence supérieure ?
– Depuis le temps que nous vous étudions, nous avons relevé plusieurs données inquiétantes.
– Eh bien, vous n’êtes pas les seuls à vous inquiéter, dis-je ironiquement.
– D’abord, vous êtes une espèce de nature belliqueuse. Votre histoire est parsemée de guerres et de conflits. Et ça ne semble pas devoir cesser dans un avenir prévisible.
– Il faut bien se défendre parfois, rétorqué-je un brin provocateur.
– Pas au point de décimer les civils, les faibles, les femmes, les enfants, les populations désarmées. Votre espèce est la seule qui s’acharne sur un adversaire tombé par terre jusqu’à ce que mort s’ensuive.
– C’est notre côté humaniste, laissé-tomber d’un ton sarcastique.
– Ensuite, à ce jour, vous ne savez pas toujours comment gérer vos affaires communes, ni à qui confier cette gestion. Démocratique, dictatorial, autocratique, présidentiel, parlementaire, populiste, théocratique, élitiste, quel que soit le pays, aucun régime ne vous a donné satisfaction. Depuis des millénaires que vous existez, vous n’avez pas trouvé de système de gouvernance politique convenable.
– C’est ce qui donne tout son sens à la quête humaine du bonheur, dis-je plus pour me convaincre que pour argumenter avec mon visiteur de nuit.
– Pire, vos hommes politiques, depuis la nuit des temps, vous ont conduit à une impasse. Juge par toi-même. Plus d’un milliard parmi vous vivent avec moins d’un dollar par jour. 448 millions de vos enfants souffrent d’insuffisance pondérale. 20% parmi vous détiennent 90% des richesses. Un enfant sur cinq n’a pas accès à l’éducation primaire. 80% des réfugiés sont des femmes et des enfants. Les femmes gagnent 25% de moins que les hommes à compétence égale. 876 millions d’adultes sont analphabètes, dont deux-tiers sont des femmes. Chaque jour, 30 000 enfants de moins de cinq ans meurent de maladies qui peuvent être évitées. Dans les pays en développement, un enfant sur dix n’atteindra pas l’âge de cinq ans. 500 000 femmes meurent chaque année durant leur grossesse ou en couche. 42 millions de personnes vivent avec le virus du SIDA, dont 39 millions dans des pays en développement. Le VIH/sida est la principale cause de décès en Afrique Subsaharienne. À ce rythme, à l’horizon 2020, certains pays africains pourraient perdre plus d’un quart de leur population active. Plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau salubre. En Afrique subsaharienne, près de la moitié de la population n’a pas accès à l’eau potable. 2.4 milliards de personnes sont privées d’installations sanitaires décentes. 2,8 milliards de personnes, soit près de la moitié de la population mondiale, vivent avec moins de 2 dollars par jour. Ce sont vos statistiques.
– Oh, on a appris à vivre avec, dis-je sans trop croire en ma dérision.
– Enfin, vos appétits ataviques de conquête insatiable, conjugués avec le développement de vos connaissances scientifiques et de votre maîtrise des phénomènes de l’univers, vous conduiront fatalement à une collision frontale avec les civilisations pacifiques qui vivent sur différentes planètes.
– Voilà qui commence à devenir intéressant ! dis-je avec excitation. Et qu’allez-vous faire ?
– Le Conseil Supérieur des Civilisations a déjà arrêté sa décision.
– Le Conseil de quoi ?
– C’est l’organe suprême où sont représentées toutes les civilisations avancées de l’Univers. Il a décidé d’en finir avec votre planète lorsque vous deviendrez dangereux pour la paix dans le cosmos.
– Tu veux dire… nous faire disparaître ?
– Le Conseil n’en arrivera probablement pas là. Quels que soient vos progrès scientifiques futurs, d’ici là, deux cas de figure se présenteront. Soit vous poursuivrez vos guerres jusqu’à vous exterminer entre vous. Et là, vous avez de quoi pulvériser plusieurs centaines de fois votre planète. Soit vous vous épuiserez seuls. Vous êtes en ce moment la seule planète qui consomme plus qu’elle ne renouvelle son stock de ressources naturelles.
– C’est pour m’annoncer ces réjouissantes prévisions que tu m’as réveillé ce soir ? Et vous pensez que vous avez tout juste ? Détrompez-vous. C’est vrai que l’homme est capable du pire ! Mais, retiens ce que je vais te dire. L’humanité vous surprendra. Elle est aussi capable du meilleur, surtout lorsqu’elle est bord du précipice. Bon, si tu le permets, je vais retourner à mon lit. Cette conversation m’a au moins donné envie de dormir.




[1] Chronique du 12 juin 2013 : La vie, c’est…

Rida Lamrini - 13 novembre 2013