mercredi 26 juin 2013

La fin de la récré


Ce dimanche matin, j’ai pris mon courage à deux mains et décidé d’aller me confier à mon ami Ba Jalloul au sujet de l’extra-terrestre qui m’a rendu visite à deux reprises dernièrement. Ce secret est en train de devenir lourd à porter. Arrivé au café, j’aperçois les habitués de sa table. À leur vue, je renonce à mon projet de révéler mon secret à Ba Jalloul. Je n’ai pas envie d’être pris pour un zinzin. J’attendrai le jour où mon ami sera seul.
Ils parlent football, sujet favori des terrasses de café du pays. Ils sont remontés contre l’équipe nationale, les responsables, les sommes englouties dans les salaires des entraîneurs, les primes des joueurs, les frais faramineux des voyages de l’équipe nationale. Cet argent serait mieux utilisé à améliorer les conditions de milliers de gens. Discours courant dans les chaumières. Les fans fréquentent de moins en moins les stades. Un boycott qui ne dit pas son nom. Voyant que la discussion s’éternise, je m’apprête à vaquer à d’autres occupations, quand Hamid lance :
– Dites, dans quel pays le football est une religion ? Le Brésil, n’est-ce pas ? Dans un an, ils organisent le Mondial ! Ils devraient donc être heureux ? Eh bien non ! Regardez ce qui se passe chez eux !
– Inimaginable, renchérit Karim. Des milliers de Brésiliens manifestent contre l’augmentation du coût de la vie, la précarité des services publics, la hausse des produits alimentaires et la corruption. Personne n’a vu venir la fronde. Ni les politiques, ni les syndicats, ni les députés...
– Ils s’indignent contre l’organisation du Mondial en 2014, précise Hamid. Ils considèrent que c’est du gaspillage au moment où les services publics sont déficients. À Rio, 100 000 ont manifesté pacifiquement. Puis ça a dégénéré. Parmi les protestataires, une majorité de jeunes qui ont perdu confiance dans les partis politiques. Les manifestations ont perturbé Rio de Janeiro, Sao Paulo, Brasilia, Belo Horizonte. 
– Un jeune a déclaré « Je suis ici pour montrer que le Brésil n’est pas seulement le pays du football et de la fête », ajoute Karim. « Il y a d’autres préoccupations importantes comme la santé et l’éducation».
J’ose intervenir :
– Je n’ai jamais compris comment un peuple puisse s’exciter et tirer une fierté nationale, au point d’arriver à des extrémités regrettables, pour un simple ballon que onze joueurs essaient de pousser au fond des filets de onze adversaires.
Ma réflexion m’attire des yeux incrédules. Je n’en fais pas cas et poursuis ma diatribe :
– Je ne comprends pas non plus que l’on vénère des joueurs qui tirent un argent fou de cette idolâtrie.
Je sens que j’ai dépassé les bornes. La répartie ne se fait pas attendre.
– C’est un plaisir d’assister à un match de football, me jette un des présents, le regard un tantinet suffisant. Mais pour ça, il faut être connaisseur, ajoute-il, sarcastique.
De sa voix grave, Ba Jalloul intervient :
– De tout temps, dans toutes les sociétés, le pouvoir a besoin de distraire le peuple. Histoire de le détourner des affaires publiques. L’homme est de nature joueuse. L’homo sapiens est d’abord un homo ludens. Il y a 3000 ans avant JC, on conçut le premier jeu de société en Égypte. On déplaçait des pions sur 3 rangées de 6 cases. Puis ce fut les jeux du cirque des romains, les joutes de sport des grecs, le football des temps modernes. Les États ne lésinent sur rien pour que leurs peuples s’extasient à voir leurs équipes battre leurs concurrentes. Des guerres par équipe de football interposées en quelque sorte.
Nous méditons le commentaire de Ba Jalloul. Celui-ci poursuit :
– Le Brésil a donné le signal. Cela devrait faire réfléchir les autres gouvernements. Ils ne peuvent plus compter sur les jeux pour distraire leurs peuples des problèmes. C’est la fin de la récré. Les gens veulent d’abord vivre bien, puis s’amuser. Les États auraient tort de croire qu’un océan les préserve du mouvement de colère qui agite le Brésil. Ils devraient écouter ses manifestants, être attentifs à la colère de sa jeunesse traumatisée par la crise, paralysée par l’avenir, sans illusions, sans confiance en la politique.
Voyant nos regards fixes, Ba Jalloul ajoute :
– Nos jeunes à nous sont accablés par le même désarroi. Pour l’heure, ils semblent résignés, indifférents. Mais, attention. Ils peuvent s’enflammer sans crier gare. De simples citoyens brésiliens qui n’ont rien de révolutionnaires ou d’extrémistes sont descendus dans la rue et ont osé braver le pouvoir. Ce n’est pas le fruit du hasard. Les politiques doivent offrir de réelles perspectives à la jeunesse, sinon ils préparent le terreau des extrémismes.
De simples citoyens… se sont brusquement retournés contre leurs dieux du football… et ont osé braver leurs gouvernants. Je reste songeur.
Je quitte Ba Jalloul, déprimé. Je ne me suis pas délesté de mon secret. Je me prends à espérer une visite de mon extra-terrestre. Peut-être recueillerai-je son avis sur notre monde qui a mal partout.


Rida Lamrini - 26 juin 2013

mercredi 19 juin 2013

Khaoula

Lorsque le soleil brille, mais que l’horizon se colorie subitement de gris, je me réfugie dans les yeux noisette de Khaoula.
Quand l’aube se lève sur un ciel chargé de nuages, je cherche l’éclaircie dans son sourire inimitable.
Lorsque la vie arbore son visage désagréable et décrète le temps des épreuves arrivé, je trouve le répit dans ses yeux rieurs.
Quand le comportement de mes congénères me fait languir à une retraite dans le calme de contrées inhabitées, je lui fais un clin d’œil qu’elle me retourne illico avec sa spontanéité angélique.
Lorsque les tracas du monde réveillent ma migraine, je trouve le soulagement en regardant son visage paisible.
Quand je peine à comprendre la politique des hommes, je lui fais un sourire qu’elle me rend aussitôt ingénument.
Lorsque je désespère de voir le monde un jour conforme à mes espérances, il me reste son regard désarmant.
Quand, désenchanté par la lecture des nouvelles dans la presse, las des scènes offertes par mes semblables dans les rues, désabusé par les conduites de mes congénères dans la vie, je me dirige vers Khaoula pour apaiser mes angoisses.
Lorsque le destin nous arrache des proches et des compagnons de vie, que je me pose des questions sur l’existence et son sens, je prends Khaoula dans mes bras et oublie du coup tout mon questionnement.
Quand je suis submergé par le sentiment d’être un étranger dans ce monde et que j’ai du mal à m’accorder avec mes semblables, un simple regard sur Khaoula me réinsuffle espoir et détermination.
Lorsque paroles, écrits et actes se perdent dans le néant de l’indifférence, il me reste le rire éthéré de Khaoula.
Quand, écœuré par des postures humaines qui ne distinguent ni le bien ni le mal, ni le moral ni le corrompu, alors me soulagent son visage rayonnant, son sourire qui donne naissance à d’irrésistibles creux dans ses petites joues, et ses cris de joies qui égaient la maison.
Lorsque le doute m’assaille, que je perds le goût de vivre, que demain ressemble à aujourd’hui en plus gris, Khaoula me redonne l’envie de me lever le matin et de repartir à l’assaut d’un monde qui semble avoir repris des couleurs.
Lorsqu’elle cligne des yeux pour attirer l’attention, ou lorsqu’elle sourit pour avoir un sourire en retour, ou lorsqu’elle court pour jouer à cache-cache, Khaoula met une joie candide dans la maison. La vie prend une autre saveur. Le monde redevient vivable. J’oublie les guerres. J’oublie la misère. J’oublie la politique. J’oublie les injustices. J’oublie les hypocrisies. J’oublie les jalousies. J’oublie les mesquineries. J’oublie les méchancetés. J’oublie les crasses. J’oublie les coups bas. J’oublie la médiocrité. J’oublie la cupidité. J’oublie l’arrivisme. J’oublie l’incivisme. J’oublie l’égoïsme.
Et je me demande si le paradis n’est pas dans les yeux de Khaoula, si le bonheur n’est pas de la serrer contre moi, si la félicité n’est pas dans ses rires innocents.
Khaoula, tu répands une telle joie autour de toi du haut de tes deux ans.
Chaque jour, tu me réconcilies avec l’humanité et me rappelles que le bonheur est finalement à portée de main.
Il est dans le sourire des bébés… ce paradis perdu de l’humanité.


 Rida Lamrini - 19 juin 2013

mercredi 12 juin 2013

La vie, c’est…


La lumière verte irise de nouveau l’écran de mon ordinateur. Mon bureau se retrouve nimbé d’un halo maintenant familier. Mes applications se ferment. L’écran s’obscurcit. Je commence à m’habituer à ce phénomène survenu il y a quelques semaines déjà. Mon extra-terrestre me rend visite une seconde fois. Va-t-il encore me faire la leçon sur notre existence d’êtres humains ? Je suis impatient de connaître l’objet de cette nouvelle prise de contact. Des lettres apparaissent successivement sur l’écran :
– Que le salut soit avec toi, terrien.
– Content de te reparler…, pianoté-je sur mon clavier.
– Je te trouve pensif.
Comment sait-il que je suis pensif ? Me voit-il à travers un de leurs télescopes ? A-t-il accès à ma méditation intime ? Inquiétant !
– Tu es préoccupé par la vie.
En plus il connaît l’objet ma réflexion ! Je suis effectivement assailli par un tas de questions sur la vie. Angoissant ! Comme si je devisais avec un vieil ami, je me prends à partager mes pensées avec lui :
– Il y a des jours, je me demande si la vie n’est pas ce coucher du soleil magique, lorsque l’astre ardent plonge dans l’océan à l’horizon.
D’autres jours, je me demande si la vie est cette réalité affligeante de la misère qui mine les communautés humaines.
Parfois, je me dis que la vie c’est la mine joviale de ce bébé qui part à la renverse en riant.
Des fois, il me semble trouver la vie dans l’engagement qui insuffle l’espérance chez les laissés-pour-compte d’un monde préoccupé par l’accumulation du superflu par une minorité, ignorant une majorité qui peine à subvenir à l’essentiel.
Puis, la vie prend les traits de ce proche qui, lors d’une prise de bec anodine, oublie les moments de bonheur partagés et se transforme de façon inattendue en ennemi enragé qui vous ressort toutes les vieilles récriminations que vous croyez à jamais enterrées. Au point que vous ne savez plus quels sentiments il a réellement pour vous.
Très souvent, la vie c’est s’évertuer à assurer sa subsistance, enfilant de longues heures au travail, et supportant brimades, harcèlement et provocations de collègues hargneux et supérieurs déplaisants.
Le plus souvent, la vie c’est des années de dur labeur, de frustrations, de déceptions.
La vie c’est aussi ce propos qui démolit le moral et terrasse littéralement. Mais c’est aussi ce merci dit du fond du cœur, qui exprime une sincère gratitude envers un geste accompli sans calculs préalables.
La vie peut être ce coup de foudre qui met le feu aux poudres, ce regard qui met les veines en émoi, peint les nuits du blanc de l’insomnie, devient l’unique raison de vivre.
La vie c’est cet être cher qui emplit votre univers, que le destin vous prend un jour sans vous avertir, ni vous préparer.
La vie c’est aussi ce sourire ou ce mot qui, de bon matin, éclaire votre journée, ce moment où, après avoir séché les larmes sur les joues d’un malheureux, vous voyez un sourire radieux et un regard brillant éclore sur son visage.
La vie c’est également ce pardon fait en dépit de toutes les crasses, de toutes les vilénies, de toutes les méchancetés endurées.
Combien de fois je me demande si la vie n’est pas plutôt ces moments passés entre amis et proches à partager une modeste pitance, dans la joie et la bonne humeur.
À moins que la vie ne soit qu’une longue suite de souffrances, d’épreuves et de désillusions.
Et si la vie, avec sa succession de joies et de peines, c’est jouir de ses facultés intellectuelles, profiter de ses capacités physiques, disposer de nourriture juste pour sa journée, et… vivre en sécurité.
Je cesse de pianoter sur mon clavier et reviens à mon extra-terrestre.
– Au fait, comment c’est la vie chez vous ? demandé-je.
– Ce concept n’existe pas chez nous.
– Tu as compris pourquoi ça me préoccupe, non ?
– Pas vraiment. J’attends le traitement des éléments de cette conversation par notre cyber-analyste.
Sa réponse me soulage. Mon extra-terrestre peut accéder à mes pensées, mais ne peut en saisir le sens. C’est plus rassurant.
– Et quel serait l’équivalent chez vous ?
– Avec le peu que j’ai cru comprendre, imagine que tout soit planifié pour toi à l’avance, tout soit prévu. Tu ne fais que suivre le programme qui te gouverne. Tu ne te poses pas de questions.
– Autrement dit, votre vie ressemble à la ligne plate d’un oscilloscope. Mais alors, on est mieux sur Terre !
En mon for intérieur, je me réjouis que la civilisation humaine n’ait pas atteint celle de mon extra-terrestre. 
Comme à la fin de notre premier contact, la lumière verte disparaît, le halo s’évanouit, mes applications reprennent leur place sur l’écran. Mon visiteur de l’espace s’est déconnecté.
Il est retourné à son existence, et moi à ma vie.

Rida Lamrini - 12 juin 2013

mercredi 5 juin 2013

Zahira


Le soir tombe lentement sur la ville de Saidia. Baignée par l’atmosphère paisible du mois de mai, la perle de la Méditerranée s’apprête à se réfugier dans les bras de Morphée. Quelque chose me sort soudain de ma torpeur. Irrésistiblement, j’abandonne l’ouvrage que je lis et relève la tête. J’ignore qu’est-ce qui attire mon regard, mais je sens que je suis observé. Inexplicable phénomène.
De ma terrasse, je l’aperçois. Apparition soudaine. Immobile devant la grille d’entrée de la maison, elle me regarde sans broncher avec les yeux d’un animal effarouché. Ses cheveux blonds ébouriffés couvrent son visage d’ange. Elle ne pipe mot. Elle attend que je réagisse.
Intrigué, je me lève et me dirige vers la grille. Elle est haute comme trois pommes. Elle murmure quelques mots. Je ne saisis pas ses propos. Je lui demande de répéter. Elle hausse la voix et fait :
– Je voudrais boire.
Je la dévisage, incrédule. J’essaie de saisir ce qui amène cet enfant à demander une gorgée d’eau à des étrangers à pareille heure. Ne devrait-elle pas être chez elle en ce début de soir tombant ?
Je la scrute plus longuement. Elle est jolie, malgré des cicatrices qui, imperceptiblement, ont déjà marqué son visage. Ses yeux sont bleus. Sa robe est d’une propreté douteuse. Ses sandales sont usées. Ses pieds semblent avoir été noircis par une longue marche.
J’oublie sa demande. Les questions se bousculent dans ma tête. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Que fait-elle ? Veut-elle seulement un verre d’eau ? Cherche-t-elle autre chose ?
Elle est effarée par mon questionnement. Elle veut juste une gorgée d’eau, pas une intrusion dans sa vie. J’insiste :
– Quel âge as-tu ?
– Onze ans.
– Que fais-tu ? Où vis-tu ?
– Je me débrouille. J’aide ma mère.
– Tu l’aides à quoi faire ?
– Je lui apporte de quoi manger.
– Comment ?
– En faisant des trucs.
– Quels trucs ?
– Des trucs…
– Tu vas à l’école ? Tu travailles ?
Ma question tombe plate. Je me sens gauche.
Mon épouse qui a suivi la scène nous rejoint avec un verre d’eau. La jeune fille se jette dessus et étanche sa soif. Mon épouse lui demande :
– N’as-tu pas peur d’être embêtée toute seule ? Avec tous ces voyous qui traînent dans les rues ?
La fille se déride un peu :
– De mauvais garçons me cherchent des noises. Je les évite quand je les vois et m’enfuis !
– Tu t’appelles comment ?
– Zahira.
– De quoi tu vis Zahira, toi et ta mère ? poursuit mon épouse, aussi intriguée que moi.
Sans demander son reste, Zahira s’éloigne soudain en courant, nous laissant en pan avec nos questions.
Combien de Zahira peuplent l’univers impitoyable des rues ? Peut-on détourner indéfiniment les yeux de cette amère réalité ? Continuer à faire comme si ? Je suis mal à l’aise, forcé de vivre avec mes interrogations. Nous ne saurons jamais où, comment, avec qui vit cette étrange jeune fille de onze ans.
N’aurais-je pas dû la retenir ? Je n’ai même pas essayé… elle ne m’a pas laissé le temps… J’aurais aimé juste lui proposer… lui proposer quelque chose… quelque chose qui pourrait changer sa vie…
Depuis, dans les rues de Saidia, je marche… hagard… à la recherche de l’enfant qui a surgi de nulle part, pour se figer quelques instants devant ma porte. Je vois partout des Zahira. Mais, nulle trace de mon énigmatique Zahira.

Rida Lamrini - 05 juin 2013