mercredi 29 mai 2013

Pour l’amour de l’art… et pour l’amour de l’autre…


Elles sont venues des quatre coins du monde. Elles brillent dans le firmament à longueur d’année. Les voir relève du rêve. Les approcher tient du miracle. On les réunit, une semaine durant. On réunit des dizaines de stars internationales. Des stars inaccessibles qui, ô miracle, descendent de leurs piédestaux l’espace d’un soir, et viennent à la rencontre de fans inconditionnels.
Une aubaine ! Une aubaine qui se produit une fois l’an !  L’aubaine dure une semaine. Une semaine de rêve. Pendant une semaine la plèbe connaît le nirvana. Pendant une semaine, les Dieux descendent de l’Olympe et se révèlent à leurs mortels adorateurs. Une semaine durant, aux quatre coins de la ville, sur des temples érigés pour la circonstance, le temps d’un récital, les étoiles se penchent sur leurs admirateurs. Le temps d’un concert, les foules donnent de la voix, scandent des mains, répètent en chœur, vivent leur foi, dans l’espoir d’être touchées par la grâce.
Et, ô comble de bonheur… toutes les messes sont gratuites ! « Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les en empêchez pas ; car le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent. » 
Que le bon peuple s’amuse. Qu’il se divertisse. Qu’il oublie ses soucis. Gracieusement. En apparence du moins. Car…
Car, les Dieux de la musique adulés ne sont pas là gratuitement. Ils ne sont pas là non plus par amour pour leurs fidèles. Ils touchent tout bonnement des cachets pour leur déplacement. Comme tous les artistes du monde d’ailleurs. Des cachets qui donnent le tournis. De quoi soulager bien des peines. De quoi occuper nombre d’âmes errantes. De quoi donner du travail à bien des chercheurs en ces temps de désespoir.
Mais alors, si les fidèles s’enivrent des sons de leurs idoles sans bourse délier, d’où vient l’argent des cachets ? Mystère. Mystère et boule de gomme.
Après tout, cela importe peu.
Alors, de grâce, si vous connaissez ces âmes généreuses qui immolent des sacrifices sur l’autel des Dieux de la musique, si vous connaissez ces mécènes qui, par amour de l’art, présentent des offrandes aux divinités de la chanson, dites-leur que pour l’amour du prochain, il est possible de procurer un emploi à un jeune désœuvré pour à peine 5.000 DH. Ce serait un bonheur et un plaisir de leur expliquer et les convaincre comment avec si peu d’argent on peut soulager la misère des autres. Ils verront combien de 5.000 DH empochés par les stars d’une semaine pourraient permettre à bien des jeunes de quitter l’univers impitoyable de la rue pour celui bien valorisant du travail, de l’espoir et de la dignité.
Alors, que l’on continue à promouvoir l’art. Noble dessein s’il en est.
Mais en ces temps de disette pour bien des âmes errantes, en ces temps de difficultés pour le plus grand nombre, en ces temps de désespoir pour une jeunesse avide de joie et de lumière, ayons une pensée pour l’autre. Oublions quelques instants le retour sur chiffre d’affaires de nos soutiens mécènes et posons-nous la question comment notre argent pourrait soulager bien des peines, alléger bien des souffrances, guérir bien des malades, calmer bien des faims, protéger bien des sans-abris, employer bien des chômeurs, redonner bien des espérances, ouvrir bien des horizons.
Alors, ma prière va au génie qui se déploie si brillamment et monte des mécanismes ingénieux pour la promotion de l’art, pour qu’il consacre un peu de son extraordinaire intelligence et conçoive cette fois-ci des schémas de promotion qui soulageront les maux d’une société, certes en manque d’expressions artistiques, mais qui endure bien des souffrances en silence.

Qu’un peu de cet amour manifesté légitimement pour l’art soit consacré à celles et ceux dont les sens sont trop meurtris par les afflictions du destin pour apprécier cet art si généreusement et si intelligemment présenté aux quatre coins de la ville, une semaine durant, une fois l’an.

Rida Lamrini - 29 mai 2013

mercredi 22 mai 2013

Pour autrui


Agir. Agir comme on n’a jamais agi avant. Agir comme si demain était le dernier jour pour agir. Agir pour donner enfin du sens à sa vie.
Donner. Donner de soi. Donner à autrui. Ne garder que le nécessaire pour soi. Donner le superflu. Donner à celles et à ceux qui courent après l’indispensable. Donner pour qu’il ne reste plus rien après soi.
Contribuer. Contribuer par ses idées. Contribuer par ses ressources. Contribuer par son énergie. Contribuer par son enthousiasme. Contribuer par ses utopies. Contribuer par ses rêves. Contribuer pour communiquer un peu de bonheur autour de soi.
Rêver. Rêver que chaque être ne manque jamais d’un repas chaud. Rêver que le prochain dort toujours sous un toit. Rêver d’un monde meilleur pour toutes et pour tous.
Œuvrer. Œuvrer pour éclairer l’horizon de toutes et de tous. Œuvrer pour fournir des atouts à toutes et à tous. Œuvrer pour que les mêmes chances soient accessibles à toutes et à tous.
Partager. Partager ses ressources. Partager son temps. Partager ses idées. Partager ses rêves. Partager sa foi. Partager son enthousiasme.
Répandre. Répandre de l’espoir. Répandre du bonheur. Répandre de la joie. Répandre de la lumière. Répandre la paix.
Prodiguer. Prodiguer son savoir. Prodiguer sa passion. Prodiguer ses aspirations. Prodiguer ses espérances.
Cesser. Cesser de penser à demain pour soi. Cesser de penser au lendemain et ne penser qu’à soi. Cesser de penser à un futur où il n’y a que soi.
Penser. Penser aux démunis. Penser aux sans-toits. Penser aux sans-abri. Penser aux sans espoir.
Se préoccuper. Se préoccuper des sans-occupations. Se préoccuper de celles et de ceux à la recherche d’occupations. Se préoccuper de celles et de ceux désespérés de trouver une occupation.
S’intéresser. S’intéresser à celles et à ceux que le destin a moins comblés que soi. S’intéresser à celles et à ceux qui ne semblent pas dignes d’intérêt. S’intéresser à celles et à ceux juste bons à vivre dans l’ombre.
Imaginer. Imaginer pour améliorer la vie des autres. Imaginer comment venir en aide aux autres. Imaginer comment être utile aux autres.
Concevoir. Concevoir des projets pour assister autrui. Concevoir des mécanismes pour soutenir autrui. Concevoir des outils pour redonner espoir à autrui.
Créer. Créer des desseins pour les dépourvus. Créer des dispositifs pour les dénués. Créer des entreprises pour les sans-emplois.
Puiser. Puiser dans ses ressources et donner aux sans-ressources. Puiser dans ses énergies et offrir aux plus faibles. Puiser dans son imagination et venir en aide aux miséreux.

Agir, donner, contribuer, rêver, œuvrer, partager, répandre, prodiguer, cesser, penser, se préoccuper, s’intéresser, imaginer, concevoir, créer, puiser, sans compter, sans calculer, sans attendre un quelconque retour, sans attendre une hypothétique reconnaissance, sans se préoccuper de ce que pensent les autres, sans songer à ce que diront les autres.
Agir, donner, contribuer, rêver, œuvrer, partager, répandre, prodiguer, cesser, penser, se préoccuper, s’intéresser, imaginer, concevoir, créer, puiser, juste pour améliorer le quotidien des sans espoir, juste pour offrir les chances d’une place au soleil aux reclus de l’ombre.
Agir, donner, contribuer, rêver, œuvrer, partager, répandre, prodiguer, cesser, penser, se préoccuper, s’intéresser, imaginer, concevoir, créer, puiser, pour donner du sens à la vie, en la consacrant à la vie des autres, même si cela signifie consumer sa vie.

Rida Lamrini - 22 mai 2013

mercredi 15 mai 2013

Le cœur au creux de la main


Je suis ravi de revoir mon ami Ba Jalloul. Il porte toujours aussi bien sa cinquantaine, d’une élégance soulignée par un chapeau noir à large rebord posé sur ses longs cheveux cendrés coiffés vers l’arrière. Ses deux pékinoises, allongées près de sa chaise, dévisagent les clients avec les yeux d’habituées du café. Notre ami Hamid nous rejoint. Ba Jalloul pose rarement des questions.
– Tu as l’air soucieux, lui dit-il.
– Il y a de quoi, répond Hamid.
Lorsque Ba Jalloul pose une question, il pose rarement une seconde. Vous êtes supposé tout lui raconter.
– On s’est lancé dans un projet avec un groupe d’amis, explique le nouveau venu.
Ba Jalloul lève les yeux, le regard interrogateur.
– Non, pas un projet commercial, précise aussitôt notre ami. On veut juste aider des gens dans le besoin.
Ba Jalloul baisse les yeux, pour replonger dans son journal. Une manière de signifier que le sujet ne l’intéresse pas. Hamid n’en a cure. Il poursuit :
– On voudrait organiser une rencontre où nous allons réunir des femmes, des jeunes, des handicapés. Oh, rassure-toi, c’est pas de la charité. Ils ont tous des projets d’activités professionnelles qui vont leur permettre d’améliorer leurs conditions de vie. Ils souhaitent juste qu’on les aide à réaliser leurs projets.
Ba Jalloul relève les yeux. Ça l’intéresse.
– C’est bien ce que vous voulez faire, dit-il. Où est le problème ?
– Le problème est que rien n’est gratuit. Il faut un lieu où héberger tout ce monde, prévoir des repas, inviter des experts, donc des honoraires, monter des dossiers… Bref, il faut ce qu’il faut.
– Et alors ?
– Et alors on s’est imaginé que notre action allait susciter de l’intérêt, puisqu’il s’agit d’aider des gens dans le besoin, pas vrai ? On a monté un dossier qui explique le projet, ce qu’on en attend, les retombées, le budget, la communication qui sera faite afin que les soutiens aient un retour sur image.
Ba Jalloul fixe Hamid avec un regard sceptique. Il attend la suite.
– Attends, malins comme nous sommes, on a été voir les pubs des événements sportifs, culturels, musicaux organisés ces derniers temps. On a repéré les sponsors, la crème des entreprises quoi. Bien sûr, on n’a pas contacté tout le monde, mais on a tapé à bien des portes avec notre foi et un dossier solide qui montre l’impact social attendu.
– Et vous vous êtes retrouvés le bec dans l’eau ! jette Ba Jalloul, d’un ton sarcastique.
– … ouais… laisse tomber Hamid, penaud. Comment tu le sais ?
– Normal. Il y a une logique que toi et tes béotiens d’amis n’avez pas respectée.
Hamid reste coi, ne sachant que dire.
– Tu crois que vous êtes les seuls à organiser des activités sociales ? Tu sais combien de demandeurs approchent les institutions que tu as sollicitées ? En plus, votre dossier, est-il fait de manière professionnelle ? Tu t’adresses à des professionnels qui raisonnent intérêt réciproque. Le Win Win, tu sais ce que c’est ? Alors, refus ne veut pas dire désintérêt.
– Il y a du vrai dans ce que tu dis. Pourtant, certains affichent des résultats financiers mirobolants. Je suis malade de voir ceux qui ne font qu’amuser la galerie sans faire bouger la société d’un pas, mais qui fonctionnent comme des machines de guerre qui réunissent autour d’elles une foule de donateurs. Non Ba Jalloul, je ne suis pas naïf. Le monde est régi par la logique de l’accumulation des richesses. On engraisse des actionnaires qui passent leur temps à compter et à recompter les bénéfices engrangés. Les démunis qui se débattent pour le strict minimum, c’est par leur souci. Voilà la triste réalité de l’humanité.
– Décidément, tu es et tu resteras un naïf impénitent, doublé d’un entêté obtus.

– Peut-être. Heureusement que tu n’as pas raison sur toute la ligne. Tous ne sont pas des champions du superflu dans ce pays. Les béotiens que nous sommes ont réussi à mobiliser des institutions et des personnalités qui ont le cœur au creux de la main. Et ils sont plus nombreux que tu ne le crois. Grâce à eux, les naïfs entêtés de cette terre peuvent continuer à creuser leur sillon et à répandre un peu de réconfort dans ce monde aride.

Rida Lamrini - 15 mai 2013 

mercredi 1 mai 2013

Le peintre à la palette de mots


Être à l’affût pour capter une image du quotidien. Rester vigilant pour saisir une situation du monde. Demeurer attentif pour figer un instant du vécu. Être cet œil différent qui repère l’imperceptible, décalé qui identifie l’original, distinct qui appréhende l’indicible.
Puis, avec la palette du peintre, recolorier l’image, redessiner les traits, jeter des lumières nouvelles.
Ensuite, zoomer sur le communément admis, et en ressortir l’originalité ; cerner le généralement répandu, et en dégager l’inattendu ; s’intéresser au platement banal, et en dégager l’inédit.
Enfin, éviter de succomber à l’affectif pour ne pas brouiller l’image, demeurer objectif pour ne pas trahir la réalité, rester lucide pour ne pas emmêler les faisceaux.
Faire cela, jour après jour, en cheminant dans le tumulte du quotidien, pour livrer avec des mots, semaine après semaine, un nouveau tableau de la vie. En espérant surprendre les observateurs du monde, secouer les blasés de l’univers, émerveiller les amateurs des mots.
Faire cela, en triant entre le tchéchène qui veut faire sauter l’Amérique qui l’a accueilli, les frères ennemis qui en arrivent à détruire Bilad Cham, les illuminés qui veulent établir la cité des vertus dans les regs du désert, les jeunes qui n’ont d’autres projets de vie que détruire le monde autour d’eux, les rues où se côtoient riches fortunés et misérables démunis, les politiques qui font commerce de la politique, la femme qui chemine à pied auprès du mâle confortablement installé sur une monture, la jeune fille qui parcourt des kilomètres pour arriver au prochain point d’eau, l’enfant privé à jamais de la magie de l’écrit, le citoyen qui appréhende de recourir aux services de l’administration, la corruption qui mine le tissu social, les milliards qui échappent aux impôts, les infrastructures qui propulsent le pays dans le siècle suivant, l’absence d’équipements de base qui plombe les conditions des marginaux du progrès, la minorité qui vit dans l’accumulation exponentielle, la majorité qui se débat pour accéder à l’essentiel…
Mais comment faire ce tri ? Car entre-temps, tel un fleuve en crue, le monde continue de charrier les destins de vies humaines, avec leurs moments de joies et leurs lots de peines.
Chaque jour, des hommes tuent d’autres hommes, devant une humanité impuissante.
Chaque jour, des injustices sont commises, au nom de la morale, au nom de la religion, au nom de la raison d’État, au nom de la realpolitik, au nom de la loi du plus puissant, au nom du dieu argent.
Chaque nuit, des âmes pleurent dans le noir, des victimes souffrent en silence, des faibles endurent sans murmurer mot.
Chaque jour, des chevaliers partent en guerre contre l’infortune des autres, des âmes bien nées se donnent pour plus faibles qu’elles, des êtres au cœur immense consacrent de leurs vies à autrui.
Choix difficile entre tous ces sujets, choix souvent déchirant. Tout mérite d’être évoqué. Tout devrait être rapporté. Tout nécessite d’être mis en lumière. Dans cette lumière du peintre, celle qui révèle les angles morts, qui souligne les tares dissimulées, qui dévoile les vices cachés. Tout de suite. Ici et maintenant. Cette semaine, sans attendre la suivante. Car tout est important. Rien ne doit être remis à demain.
Oui, mais comment choisir ? Une chronique s’écrit d’une seule main. Avec une paire d’yeux. Et une même sensibilité. Il y a une limite au nombre de sujets qu’un intellect peut appréhender. Mais, plus que tout, une âme humaine, aussi dédiée soit-elle, aussi sensible serait-elle, ne peut prendre en charge les innombrables causes, se battre pour les incalculables injustices, s’engager dans l’incessante effervescence du monde.
Alors, dans une solitude pesante, le peintre passe son temps à traquer les turpitudes d’un univers bouillonnant, à rattraper une actualité agitée, pour finalement ne capter qu’un moment isolé, croquer une scène insignifiante. Une scène qui n’a peut-être de sens que pour lui, qu’il restitue avec des lettres, en espérant toucher l’esprit des uns, gagner le cœur des autres, sans prétention de donner du sens à l’ensemble. 

Tel est le lot du peintre qui puise ses couleurs dans la palette de mots.

Rida Lamrini 1er mai 2013