mercredi 27 février 2013

Le caveau des idéaux


Hamid me rejoint ce matin, un journal à la main, l’air renfrogné. Quelque chose le turlupine.
– L’éditorialiste de ce canard s’est fendu d’une tartine sur la démocratie et ses bienfaits, lance-il ! Tu parles ! Eh bien moi, j’ai un problème avec la démocratie !
– Tu ne sais pas comment la prononcer ? rétorqué-je, un brin taquin.
– Je suis sérieux…
Je regrette ma plaisanterie et prête l’oreille à mon ami.
– Je t’écoute, dis-je, essayant de me rattraper.
– Je sais que tu es un fervent défenseur de la démocratie. Tout le monde l’est d’ailleurs. Du moins en paroles.
Je ne réagis pas. J’ignore où il veut en venir. Prenant mon silence pour un assentiment, il ajoute :
– On pense que c’est le seul régime qui permet aux peuples de décider eux-mêmes de leurs destins.
Je fais une moue d’approbation.
– Tu cites souvent Thomas Jefferson. J’ai fini par apprendre par cœur ce passage de la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique : Tous les hommes naissent égaux, leur créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels figurent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Si un gouvernement, quelle qu’en soit la forme, vient à méconnaître ces fins, le peuple a le droit de le modifier ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement. C’est ça ?
– Bien. Et alors ? Quel est ton problème avec la démocratie ?
– Pour Abraham Lincoln, c’est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.
– M’enfin, c’est quoi ce problème au juste ?
– Mon problème est que cet idéal peut mener à des aberrations.
– Par exemple ?
– Ne remontons pas loin dans l’histoire. Hitler est un produit de la démocratie, n’est-ce pas ? Plus près de nous, les États-Unis ont élu, puis réélu un président qui les a menés en guerre pour de prétendues armes de destruction massive que posséderait l’Irak. En ce moment, les sondages en Italie sont favorables à un chef de gouvernement qui a mis le pays en faillite, un homme sans gêne, vulgaire, champion des provocations, des scandales sexuels et des démêlés judiciaires. On a créé un état soi-disant modèle de démocratie sur la dépouille de la Palestine.
Je reste silencieux.
– Ce qui me dérange, c’est que la démocratie peut porter au pouvoir des individus ou des partis innommables ! Quand ils ne sont pas tout juste médiocres dans la plupart des cas.
Je reste pensif. Je prends une longue inspiration et me jette à l’eau :
– Hamid, je parodierai Winston Churchill : la démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres.
– Ta maxime ne change rien au problème. Tu connais un peuple qui décide par lui-même de son destin ? rétorque-t-il en haussant les sourcils.
La question est abrupte. Hamid ne me laisse pas le temps de réagir et poursuit :
– La démocratie c’est du pipeau. Chacun l’interprète à sa manière. Tous s’en réclament, personne ne sait ce que c’est. Ceux qui sont au pouvoir s’en servent comme alibi. Ceux qui le convoitent s’en drapent avec la bénédiction des bobos. Les peuples ne décident en rien de leur destin. Ils ne sont pas près d’être libres, même quand ils ont l’impression de l’être. Une chose est vraie. Chacun fait son beurre comme il peut. Le reste… 
Les derniers mots de Hamid me laissent songeur, troublé. Serait-il désemparé, si jeune ? Serait-il désabusé ? Est-il seul à penser ainsi, ou est-ce toute une génération ?
A-t-on enterré nos rêves ? Peut-on vivre sans idéal dans ce monde ?

Rida Lamrini - 27 février 2013

mercredi 20 février 2013

Un sucre… ou deux ?


– Tu m’as l’air soucieux, dit mon épouse en me voyant franchir la porte.
– Bof, une discussion rasante entre amis, répondis-je, essayant de cacher mes états d’âme.
Rangeant momentanément son livre, elle m’invite du regard à poursuivre.
– Figure-toi, un député, un haut fonctionnaire, un ancien ministre, un responsable politique et un homme d’affaires. Nous avons discuté des heures et des heures.
– À propos de quoi ?
– La Caisse de compensation. Elle est censée préserver le pouvoir d’achat et stabiliser les prix des produits de base. En fait, le pouvoir d’achat ne cesse de se dégrader, et le pays n’arrête pas de s’endetter. On va vers la catastrophe. Et c’est le contribuable qui payera la facture.
– Vous êtes arrivés à quelle conclusion ? demande-t-elle.
– À rien, répondis-je.
– À rien ? Toi, le député, le ministre, le fonctionnaire, le politique et l’homme d’affaires ?
– C’est complexe, tu sais, justifié-je, devinant chez elle un début de discrète dérision.
– À moins que ça ne soit plus simple qu’on ne le pense… laisse-t-elle tomber, un brin sarcastique.
Son ton m’intrigue.
– Écoute, mes amis en savent un bout sur la question, lancé-je. Ils sont confrontés à ses intrications au quotidien. Pourtant, ils n’ont pas le début de l’embryon de l’ébauche d’une solution.
– Pourtant, il y en a une.
Je la regarde, de plus en plus interloqué. À quoi songe-t-elle ? Elle ferme son livre et dit :
– Si je ne m’abuse, on parle bien du sucre, des céréales, de l’huile, de des carburants, n’est-ce pas ?
– Oui… balbutié-je.
– Alors, c’est simple. Changeons nos habitudes culinaires ! Mangeons plus sain !
– Ah bon ? Et comment ? demandé-je, ironique à mon tour.
– Pour le sucre, au lieu de deux morceaux dans le thé, mettons en un. Pareil pour le café. Allons-y mollo pour les pâtisseries. Nous réduirons ainsi notre consommation de moitié. L’État aura moitié moins à importer. Ça soulagera la balance commerciale. S’il faut soutenir les prix, l’effort sera réduit de moitié. Les gens seront en meilleure santé. Moins de diabètes, moins de cancers, moins de dépenses pour leur santé. En outre, le budget de la santé publique baissera.
Je regarde mon épouse, incrédule. Me voyant silencieux, elle poursuit :
– Pour les céréales, mangeons plus de légumes et de fruits. Mêmes avantages là encore. Moins d’importations. Une balance commerciale soulagée. L’effort de soutien des prix sera réduit. La demande de fruits et légumes augmentera. Ça encouragera la production locale, et générera plus de revenus et d’emplois pour les agriculteurs. Idem pour les huiles, avec en prime moins de cholestérol chez les gens.
Je cesse de prendre les propos de mon épouse à la légère. J’écoute avec intérêt.
– Pour les carburants et le butane, mettons le paquet sur les énergies renouvelables, notamment le solaire. Encourageons les transports publics et surtout… utilisons des vélos au lieu des voitures et ces monstrueux 4x4. Moins d’importations, des finances publiques moins sollicitées, moins de pollution, et des gens en meilleure santé. Normal, ils feront de l’exercice !
Je reste médusé devant le raisonnement. Je songe à notre personnel politique pléthorique, coûteux… et stérile. Du coup, je pense aux économies que nous ferions si nous nous passions de son service !
Je repars, pensif. Dans mon for intérieur, je suis gré à mon épouse de ne pas avoir remué le couteau dans la plaie en évoquant le caractère masculin de ce personnel.

Rida Lamrini - 20 février 2013

mercredi 13 février 2013

Chronique : M’as-tu vraiment aimée un jour ?


Au cœur de la nuit, les zébrures des éclairs déchirent les ténèbres et inondent la chambre d’une lumière aveuglante durant de brefs instants. Les grondements du ciel secouent la maison comme le feraient les spasmes d’un tremblement de terre. Les gouttes d’une pluie torrentielle crépitent sur les vitres comme le grésillement d’un fil électrique mal branché.
Durant les périodes d’obscurité, entrecoupées de brèves illuminations, j’ai les yeux ouverts. Je ne trouve pas le sommeil. Ce ne sont pas les éléments déchaînés qui m’en empêchent. Comme dans une résonance, l’orage fait écho à la tristesse de mon âme. L’eau tombe du ciel comme mes larmes coulent de mes yeux. L’atmosphère vibre sous l’effet des roulements du tonnerre, au rythme des battements de mon cœur oppressé. L’orage sévit sur la ville, comme la tourmente agite mon cœur.
Étrangement, la furie de la nature atténue quelque peu mon chagrin. Mais elle n’arrive pas à me faire oublier les ronflements qui emplissent la chambre. Des ronflements qui m’empêchent de connaître le repos. Des ronflements plus insupportables que le déchaînement de la nature. Parce qu’ils émanent de toi. Parce qu’ils te ressemblent. Qu’ils personnifient l’être que tu es devenu. Ta réalité s’est révélée avec le temps. Tard. Bien trop tard. Comment ai-je pu être aveugle et ne pas me douter du monstre qui gît en toi. Que de temps m’a-t-il fallu pour réaliser que l’être angélique que j’avais aimé n’était qu’un exécrable démon. Que de peines m’a-t-il fallu pour admettre que l’homme que j’avais choisi pour compagnon de vie n’était qu’une abjecte créature.
Je t’ai aimé comme je n’ai aimé nul homme avant toi. Je t’ai aimé comme je ne pense aimer nul autre après toi. Je me suis donnée à toi. Je t’ai donné mon cœur et mon corps. Je t’ai offert mon âme et ma vie. J’ai aimé ta joie de vivre. J’ai aimé ton rire. J’ai aimé ton insouciance. Je t’ai aimé… parce tu m’as fait sentir que j’étais une femme. Un sentiment que je n’ai connu qu’avec toi. Que j’ai voulu garder à jamais, en te gardant près de moi.
Ce soir, tu es rentré tard, ivre. Cela est devenu ton habitude. Sans raison, tu as donné libre cours à ta cruauté. Les mains qui me caressaient m’assènent aujourd’hui des coups. Le regard qui me faisait chavirer de bonheur me foudroie ce soir avec les éclairs de la haine. La voix qui me susurrait des mots d’amour me couvre maintenant d’injures outrageantes.
Comme une bête repue de la dépouille de sa proie, tu t’es affalé dans le lit. Le lit qui a abrité nos amours, sert aujourd’hui de litière à mes souffrances. Tu t’es endormi, pendant que je panse les blessures que tu as infligées à mon corps. Tu ronfles, pendant que je suis livrée aux angoisses de l’insomnie dans cette nuit d’orage.
Les questions s’entrechoquent dans ma tête. Continueras-tu à me martyriser sans remords ? Quel plaisir trouves-tu à me torturer ? N’as-tu aucune honte à battre plus faible que toi ? Moi, ta femme ? Je ne suis sûrement pas la femme idéale. Mais es-tu le mari parfait ? Nous avons nos différends. C’est normal. Ce qui ne l’est pas, c’est ta propension à les régler par la violence. Jusqu’à quand te serviras-tu de mon corps comme exutoire à tes humeurs ?
Que faire ? M’ouvrir à mes parents sur mes malheurs ? Je n’oserai me désavouer.  Ne t’avais-je pas choisi contre leur avis. En parler à mes amies ? J’ai trop de fierté pour avouer que mon homme me violente. Réclamer mes droits devant la justice ? Pour rien au monde je ne voudrai étaler ma détresse sur la place publique. Et puis, suis-je sûre d’obtenir gain de cause ?
Alors, je garde mon malheur pour moi, en silence. Je porte ma croix la nuit, et affiche ma dignité le jour. Je sacrifie la femme assoiffée de vie en moi, pour préserver la mère que je dois être pour mes enfants. Je renonce à mon droit au bonheur, afin que perdure le cocon familial, même en apparence. Je n’ose chercher le réconfort dans d’autres bras, je ne pourrai plus regarder mes enfants dans les yeux.
Est-ce mon destin de rester emmurée à vie dans le silence ? N’ai-je d’autre sort que d’être violentée par le père de mes enfants ? Suis-je condamnée à vivre dans l’opacité qui enveloppe le malheur de tant de femmes battues dans leurs foyers ?
Dans ma détresse, écrasée par les questions, face à ta violence, je me demande si tu sais ce que signifie l’amour ?
M’as-tu vraiment aimée un jour ?

Rida Lamrini - 13 février 2013


mercredi 6 février 2013

Droit au bonheur



À l’heure où les enfants prennent leur envol et s’évadent du cocon familial. À l’heure où ils entament la troisième décade de leur vie, la plus belle, celle où tout est permis, où tout semble possible. Comment, dans ce monde incertain, ne pas se soucier de ce que seront leurs univers, leurs vies, leurs peines, leurs joies, leur rapport avec le monde, leurs voisins, leurs amis, leurs collègues.
Je pense alors à John Lennon lorsqu’ il a dit : « Quand j’avais 5 ans, ma mère me disait que le bonheur était la clé de la vie. À l’école, ils m’ont demandé ce que je voulais être quand je serai grand. J’ai répondu "heureux". Ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question. J’ai répondu qu’ils ne comprenaient pas la vie ».
Et je me prends à rêver. À rêver d’un monde où il est réellement possible d’être heureux, au lieu de vies faites d’une succession d’éphémères jubilations et d’une enfilade d’interminables épreuves.
Je me prends à rêver d’un monde où les gens s’aiment, les voisins s’entraident, les citoyens se soutiennent.
Un monde où il n’y a ni pauvres, ni riches, juste des gens qui vivent bien.
Un monde où les cœurs ignorent l’égoïsme, l’orgueil et l’envie, où les âmes sont trempées dans l’altruisme, l’humilité et l’empathie.
Un monde où la religion n’est plus facteur de division entre les hommes, mais un puissant aimant d’attraction entre les âmes.
Un monde où les lieux de travail ne sont pas des coupe-gorge, des endroits de maltraitance mentale, mais des espaces de fraternité et d’entraide.
Un monde où jamais un homme n’agresse un autre homme, pas plus qu’il ne violente sa femme, ses enfants, ses prochains.
Un monde où pas un enfant n’erre seul dans les rues, aucun adulte ne tend la main pour survivre, nulle femme n’échange son corps pour sa pitance quotidienne.
Un monde où les théâtres de guerre ont cédé la place à des élysées éternels. Où les milliards du complexe militaro-industriel, destinés à flatter l’ego des nations, servir leurs politiques impérialistes, et enrichir les lobbies d’affaires, au prix de millions de vies sacrifiées, que ces milliards financent une autre guerre, celle menée contre la pauvreté, pour l’amélioration des vies de milliards de démunis.
Je me prends à rêver du monde de Thomas Jefferson quand, en 1776, il avait inscrit dans la déclaration d'indépendance des États-Unis : « Tous les hommes naissent égaux, leur créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels figurent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
Je rêve du monde de ce père fondateur des nations modernes pour lequel « Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Si un gouvernement, quelle qu’en soit la forme, vient à méconnaître ces fins, le peuple a le droit de le modifier ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement ».
Je me prends à rêver d’un monde où les individus valent ce que valent leurs contributions au bien-être de leurs communautés, et non discriminés en raison de la couleur de leur peau, leur origine ethnique, leur religion, leur sexe, leur position sociale.
Un monde où règne « Peace and love », credo qui a baigné la jeunesse des sixties, qu’il serait inepte de prendre pour une vieille histoire d’illuminés. « Peace and love » est une aspiration éternelle. Le bonheur n’est possible que dans un monde apaisé, où chacun répand l’amour autour de lui.
Propos bien naïfs, certes. Mais qui libèrent du cynisme régnant et nourrissent les rêves. Des rêves qui fermentent les grands desseins. Les seuls qui impactent les destinées humaines.
Alors, pour débarbouiller de couleurs l’affligeante grisaille de la réalité, je continuerai à puiser avec mes pinceaux dans la palette de l’arc en ciel de l’utopie, et à peindre un monde où les hommes accèdent enfin à leur droit au bonheur.
À moins que la félicité ne soit point de ce monde.

Rida Lamrini 06 février 2013