samedi 24 novembre 2012

Partager un peu… pour bien du bonheur



– Qu’est-ce qu’il est galvaudé ce mot solidarité ? dit Said d’un ton acerbe. Comme si notre société était solidaire. Ce serait pas un vernis qu’on met pour se donner un caractère humaniste ?
– Quoiqu’il en soit, il est temps pour une répartition équitable des richesses, répondis-je.
– Pas sûr que tout le monde pense la même chose, ni même qu’on sache ce que signifie solidarité.
– Il suffit de consulter le dictionnaire.
Joignant le geste à la parole, j’ouvre le Larousse au mot solidarité et lis à l’intention de Said :
– Rapport entre personnes qui, ayant une communauté d'intérêts, sont liées les unes aux autres. Sentiment d'un devoir moral envers les autres, fondé sur l'identité de situation, d'intérêts.
Je lève les yeux sur Said. Je me doute qu’il ne m’a pas interpellé juste pour avoir une explication de texte du mot solidarité dont il se fiche manifestement comme de sa première carie.
– Je connais ton côté idéaliste ! me lance-t-il. Tout le monde n’adhère pas à tes chimères. Écoute ce qui va te ramener à la réalité. 3,5 milliards de dollars sont détenus par les nôtres à l’étranger !
– Bon et alors, les gens ont le droit de placer leur argent où ils veulent, rétorqué-je provocateur.
– Comme ils ont le droit de s’enrichir, tu me diras ! Écoute, y a qui se donnent pour les autres, mais manquent de moyens. Et y a ceux qui sont heureux de gonfler leurs comptes ici ou ailleurs, chaque jour un peu plus, sans penser aux démunis. C’est ça la solidarité ?
– On n’a rien à leur reprocher s’ils ont gagné leur argent proprement et s’ils se sont acquittés de leurs obligations fiscales.
– Ah tu crois qu’une fois qu’on a payé les impôts, on est quitte envers la société ?
– Je comprends les réticents lorsqu’on voit où vont nos impôts, poussé-je le bouchon plus loin.
– Moi je me pose des questions sur cette société. Un journal vient de recenser trente raisons qui font que les gens sont mal dans leur peau. Tu veux que je les cite ?
– Non merci, me dépêché-je de répondre, je les connais.
– Mon fils qui étudie à l’étranger a été désorienté lorsqu’une amie à lui, après une semaine de tourisme chez nous, lui a déclaré qu’elle a trouvé le pays en plein développement. Il ne savait pas s’il fallait se réjouir ou être triste pour les millions de laissés-pour-compte.
Le regard de mon ami devient dur.
– On vient de perdre une grande dame qui a consacré sa vie aux jeunes prisonniers. Elle voulait améliorer leurs conditions et leur donner une deuxième chance dans la vie. Combien l’ont aidé ? Combien soutiennent ceux qui prêtent aux pauvres, avec un peu de cet argent qui dort dans les banques ? Où vois-tu des fortunés soutenir ceux qui aident les jeunes ? C’est ça la solidarité ? Ce ne serait pas plutôt de l’égoïsme ? À toute fin utile je te rappelle la définition du dico : attachement excessif porté à soi-même et à ses intérêts, au mépris des intérêts des autres. Voila où nous sommes.
Said est au bord de l’explosion. J’évite de réagir.
– Je n’ai rien contre ceux qui courent après l’argent. Sauf qu’on doit savoir qu’on est tous dans le même bateau. On arrive tous à bon port ou on coule tous. Et puis, tout compte fait, à quoi sert l’argent planqué dans les banques une fois qu’on est six pieds sous terre ! À quoi aura servi notre vie ?
Said est emporté. Il continue sur sa lancée ;
– Tu vois, Imagine que les détenteurs des 3,5 déposés à l’étranger partagent un peu de leur argent avec leurs prochains. Mais quel bonheur ils répandraient autour d’eux ! Ils régleraient amplement tous les problèmes de boulot, de santé, de logement de millions de gens.
Je regarde longuement Said. Je ne sais qui d’entre nous est le plus naïf. 

Rida Lamrini - 14 novembre 2012

mercredi 7 novembre 2012

Mama Assia


Assia El Ouadie. Tendrement appelée Mama Assia par ceux auxquels elle a consacré sa vie. Un petit bout de femme. Pas plus haute que trois pommes. Mais quelle grande Dame. Quelle énergie. À déplacer les montagnes. À remuer les structures. À entraîner les bonnes volontés. Elle vous conquiert avec son inimitable sourire, avant d’avoir prononcé le moindre mot. Elle vous entraîne dans son sillage, vous plonge dans son monde, vous fait vivre ses hantises, avant que vous n’ayez eu le temps de comprendre. Elle est mue par une force intérieure, moteur de sa vie, dynamo de ses jours, angoisse de ses nuits. 
N’allez pas imaginer une femme triste, auprès de laquelle on s’ennuierait. Bien au contraire. Elle était de nature joviale, un boute-en-train. Elle aimait la vie. Elle aimait la bonne chère. Le cœur au creux de la main, elle répandait le bonheur autour d’elle. Et d’abord à ceux que le destin a conduits derrière les barreaux. Elle voulait qu’ils purgent leurs peines dans des conditions décentes. Elle voulait adoucir cette période de leur existence, leur donner une seconde chance, afin que leur internement ne soit pas une descente aux enfers, mais le prélude à une nouvelle vie où ils auront leur légitime droit au bonheur.
J’eus la chance de croiser son chemin, de la voir courir pour accomplir son dessein. Dès qu’elle sut ce que je faisais pour les jeunes ruraux, elle m’invita à visiter ses jeunes à elle, me demanda de les aider à se prendre en charge, à créer leur projet d’entreprise. Je n’hésitai pas une seconde. Nous partîmes un matin pour la prison de Casablanca. J’allais pénétrer pour la première fois dans le monde carcéral. J’appréhendais ma réaction. Mais derrière Mama Assia, je savais que je n’avais rien à craindre.
D’un pas enlevé, escortés par des gardes, nous pénétrâmes dans le pavillon des jeunes par une porte de derrière. Le bâtiment était isolé de la prison pour adultes. Grâce à Mama Assia. Je m’attendais à une construction moderne, des chambres séparées, des salles d’apprentissage, des équipements techniques. Bref, un espace de confinement certes, mais qui réunirait les conditions d’une réinsertion en douceur d’une jeunesse égarée, avant qu’elle ne soit perdue pour de bon.
Une cour triste nous accueillit. Nous empruntâmes des couloirs sombres. Nous aboutîmes à une porte d’apparence quelconque. Le garde l’ouvrit. Je reçus un coup de poing au ventre. Le spectacle était intenable. La porte donnait sur une grande salle, comme celle d’un gymnase. Des centaines de jeunes y étaient entassés les uns contre les autres. Aucune cloison, aucune séparation, aucune fenêtre. Juste quatre murs et un plafond. À même le sol, des matelas en éponge étaient accolés. Nul espace pour une retraite personnelle. Nul coin pour des apartés. Nulle alcôve pour une vie privée. Pire, à l’intérieur de la salle, des latrines sans portes s’offraient à la vue. Leurs usagers avaient fini par perdre tout sens de pudeur. Les occupants des lieux avaient fini par ne plus être incommodés par les odeurs.
En pénétrant dans les lieux, Mama Assia fut accueillie par une clameur. Les jeunes jubilèrent à sa vue, se jetèrent dans ses bras, l’embrassèrent, l’écoutèrent, lui racontèrent leurs petites misères. Elle les rabroua, les conseilla, les admonesta, les cajola, leur caressa les cheveux, s’enquit de leur santé, demanda s’ils avaient fait leurs devoirs, leur prescrivit des tâches, leur raconta ses projets. Elle était le rayon de soleil qui égayait leur monde sans lumière, le souffle d’espoir qui illuminait leurs horizons obscurs.
Elle ressortit de la prison, forte et déterminée. Je quittai cet univers, effondré et atterré. Ce jour-là je compris ce que ce bout de femme recelait comme formidables ressources, toutes dédiées à l’allégement des peines des jeunes damnés de la terre.
À l’aube du vendredi 2 novembre 2012, la grande Dame rejoignit les anges du ciel. Elle laissa derrière elle des milliers d’orphelins et d’innombrables amis. Plus jamais les jeunes des pénitenciers ne reverront son sourire. Plus jamais, ils n’auront auprès de qui accrocher leurs espoirs. Nous n’avons pas eu, elle et moi, le temps de réaliser son projet. Je lui dois de le concrétiser. Pour sa mémoire. Pour le souffle qu’elle m’a inspiré.
Mama Assia a marqué son passage dans ce monde. Les milliers d’âmes qui ont cheminé à ses côtés ont puisé chez d’elle l’énergie pour se porter en aide aux infortunés, l’inspiration pour éclairer la vie des miséreux.
Mama Assia n’est pas partie. Elle vit toujours parmi nous, dans nos souvenirs, dans nos cœurs, dans nos esprits, et tant qu’il y aura des êtres qui consacreront leurs vies à soulager et à réconforter les âmes en peine.

Rida Lamrini - 07 novembre 2012


dimanche 4 novembre 2012

Un monde à comprendre

– Papa, il était comment ton monde ?
Je sursaute ! Mais où les jeunes d’aujourd’hui vont-ils chercher ce genre de question ? Elle déstabiliserait le plus serein des parents. Ton monde ! Vivrais-je donc dans un univers différent de celui de mon gamin de dix-huit ans ? Serais-je un has been pour lui ? Tiens, je ne me rappelle pas avoir interpellé mes parents de la sorte. Comment aurais-je osé ! Voyant mon air perplexe, il précise :
– Je veux dire, comment c’était quand t’étais jeune. C’était la même logique qu’aujourd’hui, ou c’était autre chose ? J’essaie de comprendre ce qui se passe et me préparer à ce qui m’attend. J’ai peur, Papa.
Je regarde mon fils avec tendresse. Je ressens son angoisse. Je n’ai rien connu de tel à son âge. Ce qui m’est resté de ma jeunesse est peint de couleurs psychédéliques. Je replonge dans la féerie des belles sixties. John et Paul m’entraînent à nouveau dans un Hard day’s night effréné. Jimi Hendrix, Joe Cocker et Richie Havens me replongent dans la magie de Woodstock. Rien n’avait d’importance, seul comptait Make love, not war. Je passe et repasse des souvenirs pleins de fleurs et de senteurs. Pourtant… I can’t get no satifaction.
C’est drôle. De mes réminiscences, sont absents la guerre du Vietnam, l’entrée des chars russes dans Budapest, la guerre froide, mai 1968, la révolution culturelle, l’assassinat de Salvador Allende, la dictature de Pinochet, l’invasion de la Baie des cochons, les chapes de plomb des régimes arabes, les massacres de Pol Pot, les répressions des Kurdes, les génocides, la crise des missiles de Cuba, les dictatures sud-américaines, le glacier soviétique, les milliards d’indochinois. Tout compte fait, le monde était tout aussi incertain. Mais nous étions trop occupés à vivre notre jeunesse, à nous projeter dans un monde façonné par nos refrains, fait d’amour, de paix et d’insouciance. Nous vivions au jour le jour, sans souci du lendemain.
– Vous étiez inconscients, Papa ! réagit mon fils.
– Peut-être, mais nous étions heureux.
– Sérieusement Papa, je veux savoir pourquoi l’Europe s’enfonce dans la dépression, l’Amérique n’est plus le centre du monde, la Chine est le nouvel Eldorado. Que deviendra le monde arabe. Les pateras de la mort remontent toujours vers l’Europe. Mais les européens viennent traîner leurs guêtres chez nous à la recherche de boulot. Le monde à l’envers ! Comment t’expliques ça, Papa ?
– Fiston, le monde ne s’explique pas dans l’immédiat. L’Histoire s’en charge. Je peux par contre te dire les lignes de fond ou les points de rupture.
Mon fils se rapproche de moi, les yeux brillants, avide d’apprendre. Depuis un certain temps, des idées s’entrechoquent dans ma tête, nébuleuses. Aujourd’hui, elles affleurent à la surface, plus affirmées.
– Fiston, le monde a basculé le jour où les américains se sont mis dans la tête d’avoir la peau de Saddam Hussein sur la base d’un mensonge de leurs gouvernants. Ils envahirent l’Irak le 20 mars 2003. C’était le début de la chute de l’Empire Romain des temps modernes. La guerre les a ruinés. Depuis, ils se débattent dans une récession sans fin. Ils ont entraîné dans leur sillage les européens qui vivaient au-dessus de leurs moyens, dupés par les mensonges de leurs politiques. Comme la nature a horreur du vide, chinois, hindous, et russes sont en train de prendre la relève. Le monde semble déboussolé. En fait, il s’adapte à de nouveaux repères. Le soleil s’est couché sur l’Ouest. Il se lève aujourd’hui sur l’Est. Et dans ce monde, il y a peu de place pour la jeunesse.
Mon fils m’observe, soucieux.
– Remarque, nous aussi n’avions pas été bien gâtés, ajouté-je. Sauf que nous avions inventé un monde à nous. Insouciants peut-être, mais heureux. Vous mon fils, vous voulez bâtir l’avenir à partir du monde tel qu’il est. Bien qu’habitués au cyberespace virtuel, vous êtes réalistes… donc angoissés.
Mon fils s’éloigne lentement, comme désappointé. Le regard dubitatif, il laisse tomber :
– Papa, tu m’as pas beaucoup aidé. C’est pas avec des refrains de musique et des fleurs dans les cheveux que je vais affronter le monde. À t’écouter Papa, j’ai l’impression que tu vis toujours dans ton univers psychédélique… Tu ne serais pas un hippie attardé… ? Égaré dans le monde actuel… ?
– … ???

Rida Lamrini - 31 octobre 2012