vendredi 26 octobre 2012

Dans le marc de café


Les terrasses des cafés pleines à longueur de journée resteront toujours un mystère. Mais où tous ces gens trouvent-ils le temps pour y passer des heures et des heures, plusieurs jours par semaine ? Bien que cela ne soit pas mon passe-temps favori, je suis contraint ce jour-là de me rendre au café de ma vieille connaissance Ba Jalloul. J’ai besoin de connaître son avis sur un sujet qui me turlupine.
Chaque jour, les jeunes descendent dans les rues réclamer du travail. Ils ne se contentent plus de le faire devant le parlement ou les administrations. Par centaines, Ils manifestent partout dans le pays. Cela dure maintenant des années. Et le mouvement ne semble près de cesser. Jusqu’à quand ? Y a-t-il une solution à cet épineux problème ? C’est la question que je voudrais poser à Ba Jalloul.
Depuis le temps que je vous parle de lui, vous le connaissez maintenant ce personnage ordinaire qui pourrait être votre voisin de palier, aux convictions puisées dans les épreuves de la vie, aux avis enracinés dans le bon sens populaire. Je sais où le trouver. Il est toujours attablé dans le café voisin à lire la presse, faire les mots croisés et commenter ce qui se trame dans les sphères des gens d’en haut. Il est une des clés du mystère des terrasses des cafés pleines. J’y vais bille en tête :
– Ba Jalloul, tu veux bien éclairer ma lanterne. Je t’ai déjà posé cette question à l’époque, le gouvernement venait juste d’entrer en fonction. Peut-être qu’aujourd’hui tu vois un peu plus clair.
– C’est quoi la question, dit-il sans quitter son journal des yeux, comme agacé.
– Tu la connais. Deux cent mille jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. La moitié trouve du boulot. Pour les autres, c’est le chômage ! Est-ce que le gouvernement pourra résoudre cette équation ?
– Oui, rétorque-t-il du tac au tac.
– Comment, demandé-je, incrédule, mais impatient de connaître la réponse.
– D’abord, en reconnaissant que les budgets considérables engagés à ce jour n’ont pas atteint leurs objectifs, et qu’il ferait mieux de les réallouer intelligemment. Il n’y a qu’à voir les organisations de la société civile qui encadrent les jeunes promoteurs à un coût dérisoire.
– Mais où trouver l’argent ? dis-je, l’air dubitatif. Les caisses de l’État sont vides.
– L’argent existe, rétorque Ba Jalloul. Il suffit d’aller le chercher là où il est.
Je ne réagis pas. J’attends la suite.
– D’abord, réduire le train de vie de l’État et arrêter l’hémorragie des gros salaires et des primes mirobolantes que rien ne justifie. Ça fera de sacrées économies.
Ba Jalloul lève enfin les yeux sur moi. Son regard a un brillant inhabituel. Il poursuit, crispé :
– Ensuite récupérer l’argent dilapidé par les indélicats qui confondent l’argent du contribuable avec le leur. Et là, il y a un paquet ! Enfin, se débarrasser de structures qui, un jour, ont été créées pour les copains et les apparatchiks du parti, et réallouer leurs budgets à des fins plus rationnelles.
– Et bien, voilà le problème résolu ! jubilé-je.
– Pas tout à fait, laisse tomber Ba Jalloul.
– Tu viens de me dire où trouver l’argent et où le réallouer…!
– Encore faut-il aller le chercher. Pas sûr que le gouvernement soit en mesure de le faire.
– Alors… il n’y a pas de solution au problème des jeunes ?
– Ça dépend.
– Ça dépend de quoi ?
– De la volonté du gouvernement. Et ça, en politique, on ne sait pas encore ce que ça signifie…
– … ?
Las, je prends congé de Ba Jalloul. La réponse à l’équation des jeunes se trouverait-elle par hasard dans le marc de café ?


Rida Lamrini - 24 octobre 2012

jeudi 18 octobre 2012

Les chevaliers de l’infortune


Dans son village aux confins du pays, Khadija ne songeait qu’à aller en ville pour se faire une place au soleil et échapper au dénuement. Les longues heures passées devant un métier à tisser déglingué ne lui rapportaient qu’un revenu de misère. Des dizaines et des dizaines de tapis avaient quitté ses mains et fini dans des maisons qu’elle ne connaît pas, à des prix dont elle n’a pas idée. Elle aspirait à avoir un jour un atelier moderne, pour donner vie aux broderies qui peuplent ses rêves, fonder un foyer et maîtriser sa destinée.

Un jour, ils arrivèrent. Surgis de nulle part. L’espoir plein les yeux. L’argent plein les mains. Oh, pas des montagnes. Juste de quoi combler les besoins modestes de ceux et celles que les portes hermétiques de la finance ambiante avaient jeté dans les griffes des usuriers. De petits montants à qui veut réaliser ses projets, concrétiser ses rêves. Des rêves d’activité productive. Pour améliorer ses revenus. Pour une vie meilleure. Femmes d’honneur et hommes d’engagement, dédiés pour autrui, les nouveaux venus avaient choisi de donner une part d’eux-mêmes, de consacrer de leur temps, d’offrir de leurs ressources à celles et à ceux que le destin a oublié d’en doter pour une vie décente.
Très vite, Khadija se lia d’amitié avec eux. Ils l’écoutèrent, la conseillèrent, lui apprirent à gérer une petite caisse.  Elle leur emprunta une petite somme pour équiper son atelier et acheter des fils pour ses tapis. Ils l’assistèrent lors des premières ventes. Les uns après les autres, les tapis quittaient ses mains et prenaient le chemin de la ville. Elle remboursa son premier prêt et contracta un autre. Un peu plus élevé. Puis un autre, puis un autre. Son atelier grandit. Encore. Et encore. Certains de ses tapis s’envolaient pour l’étranger. Bientôt, une vingtaine de filles la rejoignirent. L’atelier était devenu une ruche. Aujourd’hui, elle est loin la femme hantée par l’idée de quitter son village pour aller vivre en ville. Elle a fait place à une chef d’entreprise. Bientôt chef de famille.
Des Khadija qui gagnent sont nombreuses. Leurs histoires de battantes sont méconnues. Demandez-leur comment leurs vies changèrent pour le meilleur. Elles vous diront qu’il est bien heureux celui dont le chemin a croisé celui des bénévoles de la lutte contre la pauvreté. Heureux celui qui a côtoyé ces militants discrets. Sans souci de rétribution, sans attente de reconnaissance, simplement mus par le désir d’atténuer les difficultés de leurs prochains et de les arracher aux griffes de la misère. Par leur nombre à travers le pays, dans toutes les couches sociales, ils sont le souffle profond qui maintient les liens invisibles d’une chaîne de solidarité humaine malmenée par les turbulences d’un siècle en proie aux pulsions de l’individualisme matérialiste.
Heureux celui qui eut le privilège de connaître ces êtres dévoués à la cause des démunis. Vous les rencontrerez dans les ksars reculés de la vallée de l’Oued Draa, dans les villages dissimulés des oasis du Tafilalet, dans les hameaux accrochés aux flancs des montagnes de l’Atlas. Vous les reconnaîtrez dans les meetings, les assemblées et les conseils des associations de développement. Vous les verrez dans les hautes sphères du pouvoir, dans les bureaux austères des administrations, dans les espaces fonctionnels des bailleurs de fonds, dans les cabinets cossus de la haute finance.
Peu connaissent leurs merveilleuses histoires. Nul n’a rapporté à la lumière leurs formidables contributions. Nul n’a fixé dans des images leur cheminement discret. Nul n’a décrit par des mots leur mobilisation exemplaire. Aux côtés de ces femmes et de ces hommes admirables, vous serez gagnés pas la foi profonde qui les anime. Vous serez comblé par la richesse intérieure de leurs cœurs. Vous connaîtrez la satisfaction que procure le don de soi. Vous serez gratifié par la joie de voir des horizons lumineux s’ouvrir, transcendé de faire reculer les ténèbres de la misère, de l’analphabétisme, du désœuvrement. Vous resterez marqué, comme ils ont marqué les populations qu’ils ont aidées à retrouver les chemins de la dignité.
Vous vous sentirez béni d’avoir été sur le chemin de ces chevaliers partis en croisade contre l’infortune des autres.

Rida Lamrini - 17 octobre 2012 



Horizons d’espoir

– Comment va le monde ? lancé-je à la jeune fille venue nous rendre visite.
Saida a quitté jeune sa famille et sa petite ville aux portes du désert et s’est rendue à Casablanca, comme nombre d’enfants du sud du pays, l’espoir plein les yeux, pour se faire une place au soleil.
– Il n’y a que des problèmes dans le monde, répond-elle d’un ton bougon.
Je faillis tomber à la renverse. Sa répartie m’a pris au dépourvu. Je la regarde longuement, ne sachant que penser. Puis, connaissant son caractère bougon, je finis par pouffer de rire. Je n’ose penser qu’elle parle sérieusement, elle la jeune brunette toute coquette, en pleine lune de miel, qui vient tout juste de trouver un appartement pour abriter son nid. Ses propos ne peuvent émaner d’une personne à la fleur de l’âge, qui a encore toute la vie devant elle. Je persiste :
– Sérieusement Saida, que penses-tu de la vie en ce moment ?
– La vie n’est qu’une série de difficultés, répond-elle du tac au tac, sans même me regarder.
Je perds l’envie de rire. Saida semble sérieuse. Quand une fille du peuple parle ainsi, il faut se poser des questions. Je n’insiste pas et me réfugie dans les journaux du matin.
Mal m’en a pris. Je tombe sur l’enquête nationale sur le bien-être menée par l’institution officielle des statistiques. Le titre résume l’article : « Un citoyen sur deux est insatisfait de ses conditions de vie ». Tout ou presque est source d’insatisfaction. Logement, revenu, emploi, santé…. Mais, y a-t-il besoin d’une enquête pour confirmer ce qui saute aux yeux ? Je poursuis la lecture pour voir jusqu’où ira le jargon officiel pour décrire le quotidien du citoyen lambda. Je ne suis pas déçu. Tout y passe. Logement, 50% d’insatisfaits. Porte-monnaie, 91,5% pestent contre leur salaire. Santé, 70% de mécontents. Enseignement, 85% de dépités.
Plus grave encore. J’ai toujours pensé que les gens rentrent chez eux pour se réfugier dans le havre de paix familial. Erreur ! L’institution officielle m’apprend qu’à peine une personne sur cinq a cette chance. Même en famille, en ville ou à la campagne, les gens sont mal dans leur peau. Dans le plus beau pays du monde !
J’abandonne l’article et glisse vers le reste, avide de connaître l’avis des politiques. Je suis vite édifié. Pas le moindre commentaire, pas la moindre réaction. Le néant. Comme s’ils n’étaient pas concernés. Une page plus loin, je retrouve mes politiques. Mais… nulle trace de programme économique, de projet de développement, de vision de société, de réformes structurantes. Trop occupés à se bouffer le nez. Le journal regorge de jérémiades, d’insultes, d’accusations. Un politique a parlé un jour de chamailleries de femmes dans les bains publics. J’ignore de qui il parlait. Mais cette sortie mémorable qui, en son temps, a non seulement heurté la sensibilité de la moitié de la population, mais révélé la vision sociétale de son auteur, s’applique exactement au champ politique.
Et puis, à bien y penser, qui compensera tous les insatisfaits pour les difficultés de la vie qu’ils endurent ? Leur situation n’est pas due au hasard ! Elle résulte bien de la gestion des hommes ! Ces politiques, ces élus et autres qui ont assumé la responsabilité de la gestion de la chose publique en leur nom ! Ceux-là mêmes qui persistent à s’agripper à leurs postes, comme si leur vie en dépendait ! Ou faut-il se résoudre à admettre qu’un peuple est lui-même responsable de ses conditions de vie, selon l’adage qui dit qu’il n’a que les politiques qu’il mérite ?
Je regarde Saida. Connaîtra-t-elle un jour son droit au bonheur, elle et les milliers de jeunes filles qui louent leurs bras pour une vie décente en retour ? Comment y croire encore quand, hélas, les polémiques font office de discours, quand l’avidité du pouvoir tient lieu de programme socio-économique, et quand l’intelligence semble avoir indéfiniment déserté le champ politique.
Faut-il attendre que l’insatisfaction cède la place à l’indignation pour que des citoyens visionnaires émergent enfin, investissent la politique, la nettoient des sangsues qui s’y accrochent, et offrent aux milliers de Saida, et à une population en souffrance, les horizons d’espoir auxquels elles aspirent ?
– Dis-moi Saida, penses-tu que… ?
Je me retourne vers la jeune fille avant de poursuivre ma phrase. Elle a disparu, sûrement repartie gagner sa vie à la force des bras. Elle n’a pas le temps de spéculer sur des espoirs incertains.

Rida Lamrini - 10 octobre 2012

mercredi 3 octobre 2012

Quand il ne reste qu’un seul mot


Quand les déchirures de la vie ne se referment plus avec le temps. Quand les blessures du temps ne se cicatrisent plus normalement. Quand les douleurs restent lancinantes jour après jour. Quand la peine continue de tarauder sans espoir qu’elle s’adoucisse un jour.
Quand l’espoir de rétablir la communication s’estompe au fil du temps. Quand la perspective de restaurer l’échange s’est éloignée il y a bien longtemps. Quand l’idée de retrouver un rapport apaisé disparaît lentement. Quand le bonheur de partager les joies simples de la vie s’évanouit doucement.
Quand s’éternise l’attente de revoir l’être cher. Quand dure la frustration de ne plus voir le proche d’hier. Quand s’installe la certitude d’avoir à jamais perdu une partie de sa chair.
Quand grandit la hantise d’avoir enterré un pan de sa vie. Quand s’affirme la certitude d’avoir tourné une page de son vécu. Quand s’impose la réalité d’un univers vide de celui qui en a occupé une partie.
Quand échouent les tentatives de construire des ponts vers l’être aimé. Quand avortent les dialogues que l’on a vainement essayé de nouer. Quand faillent les ouvertures vers cette partie de soi-même.
Quand les explications demeurent incomprises. Quand les éclaircissements restent inintelligibles. Quand les évidences sont indéfiniment imperceptibles.
Quand les actes ne font que se perdre dans les méandres du non sens. Quand les gestes ne parviennent jamais à leur finalité. Quand les abords sont condamnés à échouer sur des écueils acérés.
Quand il ne reste plus que l’espoir pour vivre. Quand on n’a plus que les rêves pour exister. Quand il n’y a plus que les prières pour subsister.
Quand on a envie de parler, mais ne peut proférer mot. Quand on a envie de hurler, mais ne peut émettre que silence. Quand on a envie de communiquer, mais ne peut que contempler.
Quand on pense que la flamme de l’affection s’est éteinte. Quand on croit que la chaleur des sentiments s’est refroidie. Quand on estime que le froid de la désillusion a tout glacé.
Quand on a épuisé tous les mots pour rendre intelligible l’abscons. Quand on a employé toutes les phrases pour dévoiler l’intime tréfonds. Quand on a utilisé toutes les locutions pour atteindre le cœur de l’autre.
Quand on a plus que le silence pour parvenir à l’être proche. Quand on manque de vocables pour accéder à son cœur. Quand il ne reste qu’un mot pour espérer retisser les liens.

Alors, il suffit de dire pardon.
Dire pardon, pour effacer les malentendus.
Dire pardon, pour regagner l’amour perdu.
Dire pardon, pour apaiser les tensions.
Dire pardon, pour gommer les incompréhensions.
Dire pardon, pour refermer les déchirures.
Dire pardon, pour cicatriser les blessures.
Dire pardon, pour soulager les meurtrissures.
Dire pardon, pour réchauffer les cœurs tourmentés.
Dire pardon, pour oublier les maux infligés.
Dire pardon, pour faire oublier les mots de trop.
Dire pardon, pour reconstruire l’univers brisé.
Dire pardon, pour restaurer la confiance éprouvée.
Dire pardon, pour raccommoder les relations malmenées.
Dire pardon, pour dégeler le désenchantement glacé.
Dire pardon, pour raviver l’affection vacillante.
Dire pardon, pour faire renaître la tendresse évanescente.
Dire pardon, pour dire je regrette.
Dire pardon, pour dire tu me manques.
Dire pardon, pour dire je t’aime.

Rida Lamrini - 03 octobre 2012

Conte d’antan… rêves d’aujourd’hui


– Papa, ça va mal partout. Regarde, l’enseignement a foiré. Y a plein de chômeurs. Les jeunes décrochent tôt de l’école et n’ont pas de travail. Ceux qui terminent les études sont mal formés. La relève n’est pas assurée. Personne n’a confiance en la justice. Vaut mieux pas tomber malade. Se loger coûte cher. La circulation est anarchique. Les rues sont sales. Y a plein d’agressions. On construit des autoroutes et des TGV, et on meurt dans des cars pourris sur des routes défoncées. Nos villes et nos campagnes manquent de commissariats, de casernes de pompiers, d’écoles, d’hôpitaux, de parcs de jeux, de terrains de sports, d’abris pour les SDF, de bibliothèques, de lieux du culte. La presse rapporte sans cesse d’invraisemblables affaires qui engloutissent l’argent du contribuable, sans que personne n’y trouve à redire. Mais que font donc les responsables Papa ?

Le père n’en croit pas ses yeux, ni ses oreilles ! Émerveillé par tant d’enthousiasme, inquiet devant tant de conscience chez son gamin de dix-sept ans. Ainsi raisonne-t-on déjà à cet âge aujourd’hui ?
– Pas aussi facile que tu penses mon fils. Une fois au pouvoir, les gens oublient vite qu’ils étaient de simples citoyens. Alors, laisse-moi te raconter cette histoire… Écoute bien…
Il était une fois un calife qui régnait sur une contrée lointaine. Le peuple lui vouait amour et affection. Le pays était généreusement doté par la nature, les pluies abondantes, les terres fertiles. Le sous-sol regorgeait de richesses et les rivières pleines à longueur d’année. Toutefois, le calife était triste. Son peuple le préoccupait. Il entendait une sourde complainte monter des échoppes du bazar.
Dans son palais, vivait sa gouvernante, une vieille servante. Jeune, le calife passait des soirées, la tête sur sa jambe. Elle lui racontait les histoires des rois passés. Il en avait appris bien des principes de sagesse. Usée par les ans, la veille femme consacrait ses journées au jeûne et à la prière.
Par une soirée d’été, alors qu’il regagnait ses appartements, il aperçut la servante assise sous un arbre. Tel un torrent en crue, les souvenirs d’enfance affluèrent. Il fut pris par l’envie de s’allonger près d’elle, poser sa tête sur sa jambe et se fondre dans le monde de ses contes magiques. Il s’approcha d’elle et lui demanda : Parle-moi de ce roi qui réussit à mettre ses vizirs au service de son peuple. Ravie de retrouver le jeune d’antan, la femme commença à balbutier les premiers mots du conte. Soudain, il se leva et convoqua ses vizirs séance tenante. Le conte défilait dans sa tête, comme la servante l’avait raconté, il y a longtemps. Il souriait, tel un gamin sur le point de jouer un tour. Dans la salle du conseil, devant les mines perplexes de ses vizirs, il se mit à égrener d’un ton grave :
« La vie est chère pour mon peuple, vous toucherez donc le salaire du citoyen moyen. Les gens ont des difficultés à se déplacer, vous n’aurez donc plus de carrosses et circulerez à pied. Vous vous soignerez uniquement chez les médecins de notre Santé publique. Je vous interdis de faire appel à des savants étrangers pour éduquer vos enfants. Ils étudieront dans les écoles où vont les enfants de mon peuple. À partir de ce jour, vous ne bénéficierez plus des privilèges du pouvoir pour accomplir votre mission. Cela durera ainsi jusqu’à ce que mon peuple retrouve la joie de vivre ».
Laissant ses vizirs hébétés, le calife reprit le chemin de ses appartements, repassa devant la vieille dame plongée dans ses prières, et lui jeta un long regard reconnaissant. Un sourire d’enfant illuminait son visage. Il riait sous cape en songeant à ce roi qui dépouilla ses vizirs de leurs apparats et les obligea à vivre comme ses citoyens, afin que son peuple puisse être heureux dans son califat.
Le père se retourne vers son fils et attend sa réaction.
– Il manque quelque chose à ton histoire Papa.
Le père ouvre les yeux, perplexe. L’enfant poursuit :
– Tu n’as résolu qu’une inconnue de l’équation. Il reste la seconde. Que fais-tu des gens qui violent les lois, salissent autour d’eux, bafouent les droits des autres, corrompent à tour de bras, trompent leurs clients, trichent dans leur travail, qui n’ont de valeur que le gain facile à n’importe quel prix, bref ceux qui ne pensent qu’à eux, pas à la communauté… C’est pas uniquement en mettant les gouvernants à la diète que tu vas changer les choses, ni que ça marchera mieux, n’est-ce pas ?
Le père se sent soudainement las.
– On rentre p’tit bonhomme ? laisse-t-il tomber. Le fond de l’air est devenu frais.

Rida Lamrini - 26 septembre 2012