vendredi 17 août 2012

Amina, il y a toujours un avenir



– Monsieur, vous permettez que je vous pose une question ? Est-ce qu’il y a un avenir pour nous les jeunes ?
Je suis en train de ranger mes affaires après avoir présenté à l’assistance l’appui que nous apportons aux jeunes porteurs de projets dans cette localité rurale du sud de Casablanca. Les gens se sont levés et discutent en petits groupes. Je me retourne et reconnais la jeune fille. Elle était assise au fond de la salle. Sa question m’a pris de court. Elle doit penser que j’ai réponse à tout ! Me voyant silencieux, elle me relance :
– On est désorienté Monsieur. On sait pas ce qui nous attend.
Je la dévisage, perplexe.
– Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il n’y aurait pas d’avenir pour vous ? rétorqué-je avec un sourire que je veux apaisant, conscient que ce n’est pas une question qu’elle attend de ma part.
Elle me tend un journal et me désigne le constat d’une enquête officielle. Le titre annonce sans ambages le contenu : « Jeunes désorientés et sans perspectives d’avenir ». Le reste est du même cru : « La jeunesse doute de son présent, et appréhende l’avenir, elle n’a pas de repères et ne s’identifie à aucune personnalité. Le chômage sévit et le célibat est répandu. Des centaines de milliers, mariés ou pas, continuent de vivre avec leur famille. Les jeunes s’intéressent peu à la chose publique. Leur principale priorité : l’emploi et l’égalité des chances. Leur principal souci d’avenir : la cherté de la vie et le chômage. »
La suite est accablante. Les deux tiers des jeunes interviewés déclarent ne pas s’identifier à une valeur ou à une personnalité. Comment peuvent-ils alors nourrir un espoir, se fixer une voie, avoir un idéal ?
– Pourtant, me dit-elle avec des yeux devenus subitement enflammés, notre pays est riche ! Nous les jeunes, nous pouvons être un moteur de développement ! Qu’avons-nous fait pour mériter un tel sort ?
Pendant que je la dévisage, je songe aux décennies passées. Je songe aux critiques et mises en garde d’intellectuels et de penseurs, ou simplement de citoyens qui, par amour du pays, clamaient la vérité, bravaient les vicissitudes réservées aux voix libres et indépendantes. Leurs prédictions sont aujourd’hui avérées. Des politiques menées à ce jour, nos jeunes, insuffisamment préparés, ont hérité un système éducatif en faillite, une économie en panne, un dispositif de santé en ruine, une justice incertaine. Âgée de moins de vingt-cinq ans, la moitié de la population est désorientée, sans horizons. Puis je songe aux politiques d’aujourd’hui, leurs jérémiades, leurs luttes grotesques pour le pouvoir, leur avidité pour les rentes politiques et économiques.
– Monsieur, vous nous avez parlé de création d’entreprises. Vous savez donc que l’emploi gouverne tout : sans travail, pas de salaire, pas d’autonomie personnelle, pas de projets d’avenir.
Je ne pipe mot. Devant son insistance, j’hésite entre l’inviter à nous comparer à des pays bien moins lotis et apprécier notre bonheur ; car, quel est ce pays qui n’a pas son lot de difficultés ! Ou bien à nous mettre en perspective avec des démocraties qui offrent des chances égales aux citoyens. Pas facile ! Y a-t-il un avenir pour les jeunes ? La question finit par vous hanter sans cesse. Insidieuse, elle déchire le voile derrière lequel vous pensez avoir jeté à jamais vos incertitudes, remisé vos angoisses. Par commodité, par paresse, par lâcheté. Elle oblige à tout remettre à plat, à fouiller au fond de soi-même.
– Tu t’appelles comment ? finis-je par demander à la jeune fille.
– Amina.
– Écoute Amina. Je ne peux répondre à ta question en une phrase. Il me faut un bouquin pour ça. Mais une chose est sûre. Nous, vos parents, nous avons failli à préparer votre futur.
– Alors, il n’y a pas d’avenir ? dit-elle, catastrophée.
– Si, il y en a un. Il y a toujours un. Mais c’est à vous de le construire. Avec vos valeurs. Vos idéaux. Vos ambitions. Ne comptez pas sur nous. Nous n’avons pas su. Et nous ne saurons pas. Trop tard.

Rida Lamrini - 15 août 2012

Si Derb Talian m’était conté



Janvier 1996. La nuit tombe insensiblement. Casablanca étouffe dans une moiteur oppressante. Peut-il en être autrement pour une ville qui a choisi de se nicher près de l’océan ? L’atmosphère est encore plus lourde à Derb Talian, ce quartier de la médina, vestige de l’art-déco du milieu du siècle dernier.
La foule dense s’affaire dans le capharnaüm d’étalages de fortune serrés les uns contre les autres. Il y a belle lurette que les rues ont été livrées aux marchands ambulants, selon l’étrange symbolique du jargon officiel. Chaque jour, ces derniers prennent la chaussée d’assaut. Ils étalent fruits, légumes, épices, poissons, ustensiles de cuisine, vêtements et autres objets de contrebande sur de vieilles charrettes ou sur des carrés en toile à même le sol. En fin de journée, trottoirs et chaussées sont couverts de détritus que les employés municipaux ont de la peine à nettoyer. Pourtant, ce chaos cache un ordre strictement respecté par les squatters de la chaussée. Chacun connaît son emplacement et respecte celui des voisins.
Les maisons peinent à contenir la promiscuité de familles entassées à plusieurs dans des chambres louées séparément. Faute de place pour dormir, les garçons passent la nuit dehors. Au petit matin, ils se faufilent pour s’étendre sur les places laissées par ceux partis au travail, lorsqu’ils en ont un. D’inquiétantes lézardes parcourent les murs des immeubles. De fréquents effondrements jettent des familles entières dans la rue, sans autre choix que de se réfugier sous des tentes de fortune dressées dans la grande place, lieu au début du siècle d’épiques parties de boules et de longues soirées autour d’interminables palabres. Il ne leur reste que les promesses des autorités pour reconstruire leurs foyers.
Derb Talian, ainsi appelé en souvenir de sa colonie d’Italiens du temps du Protectorat, était un havre de paix avec ses rues étroites. Une intimité se dégageait de la succession de maisons dont les portes donnent sur un hall intérieur, invitation discrète adressée au passant. Des sculptures de personnages mythiques surmontent en arcs de cercle les entrées. Les fenêtres à l’étage sont protégées par les colonnades des balcons. Autant de détails qui renforcent l’osmose que les architectes de l’époque avaient créée entre l’intimité des foyers privés et la promiscuité de la voie publique.
De ces temps là, peu se souviennent. Comble de l’ironie, les habitants de Derb Talian ne rêvent que de partir en Italie pour échapper à cet univers de misère. De nombreuses maisons se sont effondrées devant les assauts des intempéries. Nombreux ont aménagé un abri sur le toit d’un immeuble. D’autres croupissent dans une tente au milieu de la place centrale. Les toits offrent à la vue le spectacle affligeant de l’habitat clandestin et insalubre, tel un cancer qui, localisé à l’origine dans les bidonvilles à la périphérie de la ville, a engendré de manière foudroyante des métastases au-dessus des immeubles.
Tel était le Derb Talian que j’avais décrit il y a quelques années[1].
Samedi 4 août 2012. Seize années plus tard. La nostalgie a conduit mes pas vers le mythique quartier de Casablanca, avec la secrète curiosité de voir ce qui a bien pu changer depuis.
De nouvelles maisons se sont écroulées, tuant certains de leurs occupants, jetant les autres dans la rue, grossissant le nombre de tentes dressées dans la place publique. Dans le regard de ces réfugiés dans leur propre quartier couve un je ne sais quoi prêt à exploser à la moindre étincelle.
Les rues qui ont survécu aux démolitions imposées par un hypothétique projet de réaménagement qui n’a jamais vu le jour, sont crânement occupées par les étalages des marchands ambulants. J’ai trouvé ces derniers fiers comme ils ne l’ont jamais été. Ils bénissent à chaque occasion le tunisien Bouazizi qui, en s’immolant en signe de révolte devant l’autorité locale, les a involontairement libérés du racket de ceux qui, au lieu de leur trouver une solution, leur soutiraient une partie de leur maigre revenu en fermant soi-disant les yeux sur leur occupation irrégulière de l’espace public.
Et toujours les silhouettes fantomatiques de jeunes désœuvrés. En nombre inquiétant.
Seize années plus tard, Derb Talian laisse toujours un sentiment de sourde colère au visiteur. Le quartier s’est enfoncé davantage dans une misère qui semble avoir indéfiniment frappé la médina, mettant à nu le vernis de prospérité que l’on voit ici ou là dans la ville, contredisant tous les propos en direction des défavorisés.

Rida Lamrini - 08 août 2012


[1] Les Puissants de Casablanca, Editions Marsam 2008

Les augures de la rue



Où va le pays ? Vaste programme, dirait le Général de Gaulle. Une question que chacun d’entre nous s’est posé au moins une fois dans sa vie.  Surmontant mon scepticisme qu’on trouve un jour une réponse, je décide de me rendre au dîner-débat organisé par des amis journalistes autour de ce même sujet. Ils y ont invité d’anciens et de nouveaux ministres pour éclairer la lanterne des quidams dans mon genre.
Au moment où je m’apprête à monter en voiture, j’aperçois une charrette de figuiers de Barbarie. Le marchand m’encourage à goûter ses fruits en vantant le goût unique que leur procurent les montagnes de l’arrière-pays. Je résiste à ma gourmandise. Je lève les yeux vers lui. Les quelques lampadaires qui marchent encore peinent à éclairer la rue. Le choc ! Je m’attendais à voir un de ces paysans venu tenter sa chance en ville. Je tombe sur un jeune homme en âge de suivre des études supérieures.
– C’est ton métier ? lui dis-je, étonné.
– Pas vraiment Monsieur. Je m’occupe en attendant.
– En attendant quoi, demandé-je, curieux de connaître sa condition.
– Que je trouve du boulot Monsieur. Ça fait trois ans que je cherche. Depuis que j’ai eu ma licence.
J’écarquille les yeux. Voyant mon air ahuri, il ajoute :
– Il vaut mieux ça que voler, ou faire le guignol dans les manifs… Nous sommes plusieurs à faire ça…
– Tu as raison jeune homme, il n’y a pas de sot métier. Allez, donne-moi quelques-uns de tes fruits.
L’appétit pour le dîner entamé, le moral touché par la situation du jeune, je me prépare à démarrer ma voiture. Dans la pénombre ambiante, une ombre fouille dans une poubelle. Un jeune homme écarte les rebuts et range ce qu’il déniche dans sa charrette. Spectacle devenu familier. D’habitude, je lui accorde peu d’attention. Ce soir, ma curiosité est aiguisée. Je m’approche du fouineur, dévisage ses traits. Il est aussi jeune que le marchand de figues. Je le salue et lui demande s’il veut bien répondre à mes questions. Il acquiesce volontiers.
– Je te vois souvent passer par là. Tu cherches quoi exactement dans les poubelles ?
– Des cartons, des bouteilles, du papier…
– Tu en fais quoi ?
– Je les revends au propriétaire d’un dépôt en banlieue.
– Et lui, il en fait quoi ?
– Il les revend à des gens qui les livrent en camions à des usines.
– Quel âge tu as ?
– 22 ans.
– Des études ?
– Non.
– Tu viens d’où ? Tu vis où ?
– Du sud. Le propriétaire du dépôt me donne la charrette et le logis. Nous sommes plusieurs.
– Tu gagnes combien chaque jour ?
– 50 dirhams. Avec ça, je subviens aux besoins de ma famille dans le bled, ma femme, mes enfants.
– Tu en fais un métier ?
– Oui Monsieur. C’est pas facile, mais je préfère ça plutôt que mendier… 
Je referme la portière de ma voiture, renonce à la conférence de mes amis et retourne chez moi. Je ne suis plus d’humeur à écouter pérorer d’anciens politiques, responsables de ce qui arrive à nos jeunes et toujours avides de recouvrer un maroquin, ni jaser des nouveaux qui, bien qu’en manque de solutions, n’ont eu de cesse qu’ils goûtent à leur tour au nirvana du pouvoir. Les augures de la rue m’ont suffit.

Rida Lamrini - 1er août 2012

Le monde n’est pas toujours facile à croquer dans une chronique



La page blanche. Le black-out total. L’inspiration tarie. Le miroir brisé. Impossible de renvoyer la moindre image de notre quotidien. Le moindre commentaire sur nos gouvernants. La moindre parodie de notre société. La moindre anecdote sur un événement, une rencontre. Pourtant la terre continue de tourner. Tant qu’il y aura des êtres sur terre, le monde se prêtera volontiers à qui veut bien le croquer dans une chronique. Il se passe toujours quelque chose, quelque part. Quelque chose qui fait le bonheur de celles et de ceux à la recherche du savoureux, de l’inattendu, du croustillant, de l’inhabituel, ou même de l’habituel, mais originalement présenté pour qu’il tranche avec la routine du quotidien.
Angoissé à l’idée d’avoir perdu mes lorgnettes habituelles, je me précipite vers le café de mon ami Ba Jalloul. Pas sûr que je le trouve. Mais je ne peux pas attendre. Auprès de lui et de ses compagnons, j’arriverai bien à prendre la température et tâter le pouls de la société. Parvenu précipitamment au café, je respire à la vue de mon ami, comme un naufragé à la vue d’une bouée en pleine mer. Je m’attable en lâchant un soupir de soulagement. Il ne me reste plus qu’à écouter et m’abreuver de commentaires.
À ma grande surprise, Ba Jalloul et ses compagnons sont inhabituellement silencieux, plongés dans leurs journaux. Je me rassure en me disant qu’ils ne vont pas tarder à se livrer à leur exercice favori, refaire le monde. Je patiente en parcourant un quotidien qui traîne sur la table, caressant l’espoir secret d’y trouver matière à alimenter ma boulimie d’informations. Mes yeux glissent sur les titres sans qu’aucun ne les accroche. Non, le salut ne viendra pas de ce côté-là. Il vaut mieux que j’attende que Ba Jalloul et ses compagnons enclenchent la conversation.
Ne voyant rien venir, pressé de recueillir une quelconque réflexion, je fais mine de rien :
– Dites donc les amis, l’actualité est calme ces jours-ci. On dirait qu’il ne se passe rien.
Ma remarque tombe plate. Tout juste un léger hochement de la tête de Ba Jalloul. Je ne m’avoue pas vaincu et reviens à la charge :
– Vous avez vu ce qui se passe en Syrie ?
– Prévisible, rétorque à voix basse le voisin de Ba Jalloul, la tête enfouie dans le journal.
Je tente une autre fois ma chance :
– Et l’Europe qui n’en finit pas de manger son pain noir…
Ma réflexion ne suscite aucune réaction. C’est à croire que mes amis sont sourds. Dois-je prendre leur silence comme une approbation ou une indifférence ? J’insiste :
– Ce gouvernement peine à ses débuts… Difficile de comprendre ce qui se passe en politique…
Mon commentaire ne suscite pas plus de réactions. Je commence à avoir l’impression que je suis à côté de la plaque, un cheveu sur la soupe. Je tente un autre sujet :
– Inquiétant ce garçon de Tiznit qui agresse l’arrière-train des jeunes filles avec un sabre.
Mon voisin se détache de son journal et, comme s’il voulait me donner le change, me fait :
– Un détraqué.
Il me semble que mon voisin a réagi plus par politesse que par l’envie de commenter le sujet. Je n’ose évoquer la tuerie d’Aurora où James Holmes, jeune homme de 24 ans, tua 12 personnes dans un cinéma de Denver. Le téléphone de Ba Jalloul sonne. Il prend l’appel et, sans mot dire, raccroche en se levant.
– À tout à l’heure nous fait-il. Je dois rentrer.
Comme un seul homme, ses amis abandonnent les journaux, règlent leurs consommations et quittent le café les uns après les autres.
Mon malaise s’est accru. Rien ne semble intéresser mes amis. Ni politique, ni affaires du monde, ni faits de sociétés. Je suis leur exemple. Dehors, je ne vois plus que des mines inexpressives. Comme des zombies. Aujourd’hui, le monde refuse de se laisser croquer dans une chronique. À moins qu’il ne soit le reflet de la désillusion ambiante. 

Rida Lamrini - 25 juillet 2012