dimanche 22 juillet 2012

Les filtres et le superflu


Dans la grisaille de la vie, ou la banalité du quotidien, il est des actes d’apparence insignifiants, mais qui, plus tard, se révèlent comme nous ayant marqué bien plus profondément que nous ne le pensions. Tels des abeilles qui butinent de fleur en fleur, nous passons d’une situation de la vie à une autre, en gardant si peu, sinon rien, de nos vécus éphémères. C’est l’impression que j’ai gardée du coucou de Nabil lorsque son « Salut ! » avait fait irruption sur mon écran d’ordinateur. S’ensuivit un chat banal, entre deux connaissances qui s’étaient perdues de vue depuis un certain temps, réunies ce jour-là par la magie des connexions internet qui ont rendu le plus lointain des amis à portée de clic de souris. Notre conversation n’avait rien de particulier, juste un échange amical des nouvelles de l’un et de l’autre.
Mon ami se souvient-il de cet échange ? Peut-être pas. Du moins m’avait-il semblé lorsque nous avions mis le point final à notre conversation, lui en me souhaitant bon week-end, et moi en lui disant que j’espérais que nous trouvions le temps pour échanger de vive voix et en toute amitié.
Et puis,… plus tard,… bien plus tard, de cette conversation anodine une phrase prenait de plus en plus relief. En la replaçant dans son contexte, je me rappelle avoir demandé à Nabil si tout allait bien pour lui. Il m’avait répondu « la vie est belle ». Une réplique singulière. Il y avait si longtemps que je n’avais pas entendu quelqu’un vanter la beauté de la vie. Quand bien même nous souhaitons ne voir que beauté dans la vie, il est difficile de garder le baromètre de l’optimisme au beau fixe devant les nouvelles et les difficultés charriées par les média au sujet d’un monde dont la boussole semble durablement déréglée.
Je n’avais pas pu m’empêcher de dire à mon ami que la vie porte en elle tant de hauts et de bas que si on arrive à lui trouver de l’éclat, c'est qu'on a accumulé une sacrée dose de sagesse. Et là, il me servit la phrase. Celle qui a marqué mon inconscient.  « Lorsqu’on prend conscience des filtres et du superflu, la clarté revient, ainsi que les couleurs qui enchantent la vie. »
Dieu que c’est bien dit !
Les filtres ! Sommes-nous conscients combien nous en portons sur les yeux et qui embuent notre vision du monde ? Cette interrogation prit tout son sens lorsque ce même jour deux jeunes enfants, un frère et une sœur, débarquèrent de leur pays européen pour passer leurs vacances d’été avec leurs grands-parents de ce côté-ci de la Méditerranée. Là-bas, on leur fait porter un filtre. Ici, avec leur famille d’été, ils porteront un autre filtre. Laquelle des vues du monde procurée tour à tour par chacun des filtres est la bonne ? Ou serait-ce celle qui résulte de la superposition des deux ? Richesse du multiculturalisme ou choc des civilisations ?
Oublions ce cas complexe et tenons-nous en aux produits d’une même culture. Portent-ils pour autant un même et unique filtre ? Ne portons-nous pas plutôt une variété de filtres, qui tels des sédiments, ont été déposés sur nos yeux par différents cercles d’appartenance ou diverses sphères de fréquentation sociale ? Comment prétendre à l’objectivité quand tant de filtres embuent notre vue ? Défendrions-nous les positions pour lesquelles nous sommes prêts à mourir aujourd’hui de la même manière que si, par la volonté du destin, nous étions les produits d’une autre culture ? Comment nos affirmations peuvent-elles relever de la vérité absolue, quand en fait nous nous comportons davantage comme les porte-parole conjoncturels d’une culture ? Ne serions-nous donc que des acteurs interchangeables, dont les credo sont déterminés par le contexte que le destin a choisi pour leur cheminement d’êtres humains ?
Mon ami m’avait également parlé du superflu. Prendre conscience du superflu avait-il dit. Depuis, je me suis amusé à inventorier tous les « indispensables » de la vie dont je pouvais me passer. Ceux qui n’améliorent pas mon confort individuel outre mesure, et ceux qui ne contribuent pas davantage à mon développement personnel. Ceux qui ne font pas progresser la société dans sa globalité, et ceux qui n’humanisent pas nos relations individuelles. Et, comme si j’effeuillais un artichaut, je me suis retrouvé avec si peu d’« indispensables » pour vivre, et pourtant bien vivre.
Et là, « la clarté revint, ainsi que les couleurs qui enchantent la vie ! ».
Merci Nabil. Merci d’une phrase qui m’a fait redécouvrir la beauté de la vie.

Rida Lamrini - 18 juillet 2012

Mon coiffeur


 Plus que son habileté à couper les cheveux, je suis lié à mon coiffeur par un je ne sais quoi d’indéfinissable. Une espèce d’alchimie qui fait des séances, durant lesquelles je lui livre la partie la plus poilue de mon corps, des instants à la fois de bien-être physique et d’expériences psychothérapeutiques.
Je ne suis pas seul dans cet état. Pendant que j’attends mon tour en feuilletant un magazine périmé, me parvient son dialogue avec le client qui a abandonné sa chevelure aux attaques méthodiques des ciseaux.
– Je ne comprends plus mes enfants, dit le client, d’une voix discrète, mais perceptible.
– Mon bon monsieur, qui comprend les enfants d’aujourd’hui ? dit mon coiffeur, entre deux cliquetis des ciseaux qui sautillent sur la tête du client, comme des oiseaux qui picoreraient des graines ça et là.
– Rappelez-vous notre jeunesse, poursuit le client. Nous écoutions nos parents. Nous épousions leurs valeurs. Nous suivions leurs préceptes. Il ne nous venait pas à l’idée de les discuter. Aujourd’hui, je suis choqué par les idées de mes enfants. Je ne sais où ils vont les chercher. C’est effrayant !
– Le monde évolue. Vos enfants ne vous écouteront plus comme vous vous avez écouté vos parents.
– Pourquoi donc ? s’insurge presque le client. Qu’ont-ils de différent ?
– Rien. Sauf qu’entre-temps le monde a changé. De notre temps, c’est à peine s’il y avait la radio et le téléphone fixe. Peu circulaient en voiture. Les parents et l’école étaient les seules sources d’information et d’apprentissage. Aujourd’hui, nos enfants savent tout avant de naître.
– Je ne comprends plus les gens non plus, soupire le client. Certains s’adonnent à des pratiques sexuelles perverses. Ils veulent être libres de leurs corps. Mais où allons-nous ? La fin du monde approche.
Les deux hommes restent silencieux, laissant le bruit des ciseaux emplir l’atmosphère du salon. Le client revient à la charge d’une voix à peine audible.
– Un ami m’a parlé d’adorateurs du diable qui pratiquent des rites qui s’apparentent aux sacrifices humains. Certains veulent changer la société de fond en comble. D’autres veulent abolir la peine de mort.
 – Mon bon monsieur. Ce qui nous arrive s’est déjà produit ailleurs. Au milieu du siècle dernier. Si nous n’avons pas été touchés ce n’est pas en raison d’une certaine immunité. C’est parce qu’avant le pays était comme une maison entourée de hautes murailles. Une fois que vous avez fermé le portail, vous êtes maître chez vous à l’intérieur. C’est terminé tout ça. Tout finit par déferler chez nous. Même des années plus tard. De nos jours, la maison est entourée de murs en verre. Vous voyez ce qui se passe chez les voisins. Et les voisins voient ce qui se passe chez vous. Même l’État n’y peut rien. Il peut arrêter des marchandises, des personnes. Il ne peut arrêter l’afflux des idées. Avant, il pouvait censurer ce qu’il considérait subversif. Aujourd’hui, c’est comme s’il voulait arrêter un tsunami.
– Et alors, on fait quoi ? demande le client, quelque peu désemparé.
– Changer nos mentalités. Accepter que nous ne puissions plus être une société monolithique, ni tous penser la même chose. Nous ne pouvons plus régenter notre vivre en commun, décider quoi croire, quoi pratiquer, à quel système politique s’attacher, quelle foi adopter, etc., etc. Vous aurez beau sanctuariser ce que vous voulez dans la loi, vous ne pouvez plus demander l’uniformité de pensée. Il faut respecter l’autre. Les gens ont besoin de penser par eux-mêmes. Ils ont soif de s’exprimer. Ça va bouillonner un moment, puis ça décantera. Nous avons le droit de ne pas être d’accord avec l’autre. Nous ne pouvons pas lui imposer notre point de vue. Y compris nos enfants. C’est le prix d’une vie paisible en communauté.
Mon coiffeur ponctue son propos par un dernier coup de brosse sur la nuque du client. Celui-ci se lève, quitte son fauteuil et règle la séance. Le coiffeur lui rend la monnaie. Le client fait avec surprise :
– Vous avez augmenté vos tarifs ?
– Le gouvernement a augmenté le prix du carburant, répond mon coiffeur avec un sourire forcé.
– Du coup, vous augmentez le prix de votre coup de ciseaux ? s’étonne le client en haussant le ton. C’est ça la société de respect des autres dont vous m’avez parlé ?

Rida Lamrini - 11 juillet 2012

Les responsables et… les autres


– Chaque fois que je me balade en ville, je suis obsédé par la même question, dis-je avec amertume.
Karim ne réagit. Trop occupé à conduire. Tout à tour, il tance le conducteur qui lui a refusé la priorité, le cyclomoteur surgi de nulle part, la piétonne qui traverse en regardant ailleurs.
– T’es obsédé par quelle question ? me demande-t-il entre deux jurons.
– Est-ce qu’ils voient-ils ce que je vois ?
– Qui ils ?
– Ceux qui ont un gramme de responsabilité dans cette ville.
Mon ami part d’un rire franc.
– Tu peux rire, bougonné-je, quelque peu offusqué.
– Je ris lorsque j’entends le mot responsable, dit Karim, plus sarcastique que jamais, prêt à invectiver l’auteur de la première incartade de conduite. Je ne sais pas ce que ça veut dire. J’en connais pas. Et tu vois quoi au fait ?
– Des chaussées défoncées. Je me demande s’ils les voient. Une signalisation défaillante. J’ai l’impression qu’ils ne circulent pas en voiture. Des détritus qui ont envahi nos quartiers. Ça ne semble pas les incommoder.
– C’est tout ? dit Karim en brûlant allègrement un feu passablement mûr.
– Non, c’est pas tout ! dis-je, contenant mon irritation avec peine. Je vois des jeunes qui sniffent au lieu d’être à l’école. Des mendiants à tous les coins de rue, sans trop savoir si ce sont des vrais ou s’ils en ont fait une profession. De jeunes filles qui s’adonnent au vieux métier au grand jour.
– On dirait que tu découvres. C’est notre quotidien cher ami ! Rien de nouveau à l’Ouest !
– Peut-être. Mais je n’arrive pas à m’y habituer. Tiens, les sorties de lycée me font peur. Je vois des jeunes, inquiets pour leur avenir. Comment vont faire les générations futures pour travailler, se loger, se soigner, avoir des enfants… Ça aussi ils ne les voient pas ? Et ces marchands ambulants ? Ils ne peuvent pas se payer le loyer d’un local, c’est hors de prix. Reste les rues et les trottoirs. Et qu’est-ce qu’on fait pour eux ? On les pourchasse ! Mais où peuvent-ils aller ? Ce sont des Bouazizi en puissance. Et ces filles qui se font harceler dans les rues… et cette circulation où les gens étouffent… et ces conducteurs qui ignorent les règles simples de la courtoisie… Et ces gens qui prennent les rues pour leur vide-ordures…
– Tu ne t’es pas réveillé du bon pied ce matin, dit Karim, agacé.
Sans crier gare, il appuie rageusement sur le klaxon, assourdissant du coup le voisinage, sort la tête par la fenêtre, lance une bordée d’injures au conducteur qu’il vient de croiser, puis se retourne vers moi :
– C’est maintenant que tu réalises ce qui ne va pas ? Ça date pas d’aujourd’hui ! Où veux-tu en venir ?
– Ça date peut-être pas d’aujourd’hui. Sauf que continuer à faire comme si nous mènera droit au mur.
Karim ne m’écoute plus. Arrivé au feu rouge, il déverse sa rage sur le taxi qui s’est arrêté à son niveau. L’échange est peu amène. Des noms d’oiseaux volent. Je crains que Karim n’en vienne aux mains. Heureusement, le feu passe vite au vert. Les deux hommes démarrent sans avoir épuisé tous leurs griefs. Ils poursuivent leur querelle à distance, en se promettant de régler leurs comptes bientôt.
– Tu disais que nous allions droit au mur ? me relance Karim, manifestement frustré de ne pas avoir mené l’altercation à son terme.
Je refrène ma frustration.
– Oublie ce que je disais à propos des responsables, laissé tomber dans un soupir. Dans pas mal de ce que j’ai vu aujourd’hui, ils n’y sont pour rien.

Rida Lamrini - 04 juillet 2012