dimanche 30 décembre 2012

Regard d’ailleurs



Chers Parents.
Ça été dur de vous quitter ce matin. Mais j’étais tellement excité de faire ce voyage. Je suis impatient de connaître ce nouveau pays. Nous avons atterri, mon ami et moi, cet après-midi à Casablanca. Il fait beau. Ça me change de notre grisaille. Dans le taxi qui nous emmène en ville, j’ai les yeux grands ouverts. Je n’ai pas encore vu les chameaux dont nous parle notre voisin. Nous roulons sur une autoroute. Ça construit partout. Des trains circulent à toute vitesse.
De la vitre du taxi, je vois les automobilistes appliquer à la lettre l’expression prendre la route. Malheur à qui se trouve sur leur chemin, ou les retarde par un dépassement trop lent à leur goût. Ils le harcellent d’appels de phares, le mitraillent de klaxons, comme s’ils avaient des kalachnikovs.
Impatient, l’œil mauvais, prompt à faire des queues de poissons, notre chauffeur ignore le code de la route. Pris en flagrant délit, il sourit à son interlocuteur. Au bout du troisième sourire, j’ai fini par comprendre. Ce n’est pas de l’amabilité. Juste un subterfuge pour se sortir du mauvais pas. Car, plus loin, notre chauffeur engage les mêmes manœuvres, et sort son sourire passe-partout pour désarmer le conducteur incommodé.
Le cauchemar a débuté une fois en ville. Je suis stressé. Comme si je conduisais moi-même. Je surveille à gauche, à droite, devant, derrière ! Tout est imprévisible. Surtout lorsque le feu passe au rouge. Pour certains, il a sur eux un effet identique à celui de l’étoffe pourpre sur le taureau ! Ils foncent au lieu de s’arrêter ! Coincés dans un bouchon, dans la cacophonie des avertisseurs, j’observe la voiture de gauche. L’air belliqueux, marmonnant des indélicatesses, le conducteur force sur le klaxon pour faire avancer la file. Des enfants proposent de laver les pare-brise. Un mendiant a mis son moignon sous le nez d’un conducteur engoncé dans un 4x4 dont je n’ose imaginer le prix. Il le force à contempler sa misère ! Ici, les feux ont une fonction inattendue. Ils mettent en contact deux franges de la société éloignées l’une de l’autre.
Des agents de police nous empêchent d’avancer. Le trafic est coincé. Les voitures s’agglutinent les unes derrière les autres. Des enfants jouent à cache à cache entre les véhicules. Je ronge mon frein, cherche à comprendre. Un cortège officiel ? Les gens s’impatientent. Les visages sont fermés. Les regards sont sombres. Les bouches murmurent. Le calvaire n’en finit pas. Nous subissons, et attendons. Je prends mon mal en patience. Je suis en vacances.
J’essaie de deviner les occupations des gens bloqués autour de nous. Aller au travail ? Rentrer d’urgence chez eux ? Livrer un client ? Secourir un malade ? Rejoindre un amant impatient ? Transporter une femme sur le point d’accoucher à l’hôpital ? Courir au tribunal ? Attraper le dernier avion de la journée ? J’espère que parmi ces âmes piégées dans ce carrefour, il n’y a ni malade grave, ni femme enceinte, ni voyageur pressé, ni commerçant en retard, ni étudiant devant passer un examen. 
Une fois installés à l’hôtel, nous nous dépêchons de découvrir la ville. J’aime l’architecture des immeubles. Certains remontent à la moitié du siècle dernier. Je suis par contre choqué par les contrastes. La Casablanca d’Humphrey Bogart a succombé au modernisme rampant. Elle ressemble à n’importe quelle métropole internationale. Quelque part entre Barcelone et le Caire. La richesse s’étale à travers les magasins de luxe, les enseignes planétaires, les voitures qu’on ne voit pas chez nous. Une misère diffuse lui fait écho à travers les mendiants, les marchands ambulants, les charrettes qui se frayent un chemin parmi les voitures, l’anarchie ambiante, les klaxons incessants, l’impatience des gens, une saleté incongrue. Mais le peuple est hospitalier, le cœur dans le creux de la main. Au fond, ils sont comme partout ailleurs. Chez nous, une fois derrière un volant, certains deviennent des monstres. Nous avons nos mendiants. Sans parler de l’individualisme qui nous ronge et le matérialisme qui nous dévore.
Finalement, cette ville ne m’emballe pas. Superficielle. Une certaine anarchie, un laisser-aller, un manque d’âme. Pourtant la médina et les quartiers du centre ont une forte personnalité. Dommage qu’ils soient négligés.
Demain on file vers le sud. Les gens là-bas vivent encore, dit-on, en harmonie avec la nature, en phase avec eux-mêmes. Il me tarde de retrouver l’âme véritable du pays, et le berceau de son histoire. Je vous écrirai une fois là-bas.
Marc. 

Rida Lamrini - 19 décembre 2012

samedi 29 décembre 2012

Les lumières du jour



La journée a commencé par la visite inopinée de ma nièce. Jeune maman, Ilham vient de rentrer au pays avec son mari et son fils de trois ans après un séjour professionnel au Canada. Son univers tourne autour de son foyer, son travail et sa proche famille. À l’heure où je m’y attends le moins, elle me demande :
– Tonton, tu peux m’indiquer des domaines où je peux être utile à la société ?
– Parce que tu trouves que tu n’es pas utile, la taquiné-je.
– Ce matin, j’ai vu des enfants sniffer dans les rues. Ça m’a fait mal. Mais, je me sens encore plus mal, parce que je me contente de compatir. Je ne veux plus de ça. Je veux agir. Je ne sais comment.
– Tu sais, si tu fais bien ton travail et tu t’occupes des tiens, c’est déjà une belle contribution à la société.
– Non Tonton, ce discours ne me suffit plus. Je veux aider. Mais je veux tes conseils.
Ilham est repartie, me laissant pensif. Elle finira par consacrer une partie de son temps aux autres, j’en suis persuadé.
L’après-midi, un autre neveu vient me demander conseil à son tour. Youssef, 27 ans, est un informaticien brillant. Il n’a jamais été à l’aise dans ses différents emplois.
– Je vais monter une affaire, me dit-il tout de go.
Je m’en doutais. Il ne peut tenir sur place. Trop imaginatif. Trop dynamique. Mais la surprise est ailleurs.
– Je suis en train de mettre au point un portail qui mettra en relation les ONG qui viennent en aide aux autres et qui ont besoin de ressources, et les donateurs, individus ou organisations. Ce sera transparent. Les donateurs pourront suivre en ligne où vont leurs dons.
– Sur quoi tu bases ton modèle économique ? ne puis-je m’empêcher de demander. Il faut bien que tu assures les fins de mois ?
– Je fais pas ça pour l’argent. Je veux juste apporter ma contribution à une société qui souffre.
Je suis tout chose.
L’après-midi avance lentement. Trop lentement à mon goût. Depuis que j’ai ouvert l’œil ce matin, il me tarde d’être à ce soir. Une fondation qui s’occupe des jeunes créateurs d’entreprises organise une fête pour des jeunes incroyablement innovants. Ils ont conçu et monté des projets qui vont révolutionner notre vie immédiate et future. Exemples : simplification du process de dessalement de l’eau de mer ; production de produits BIO ; recyclage des bouteilles de plastique en fibres polyester ; chauffe-eau solaire à faible coût et à longue durée de vie ; production et commercialisation des bio-pesticides fongiques ; tableau électronique interactif incroyablement peu cher ; production d’énergie à partir des vagues marines ; réseau communautaire de transport collaboratif ; extension de la vie des batteries des ordinateurs ; robot d’inspection et de réfection des réseaux d’assainissement ; interface intelligente intégrée aux réfrigérateurs pour gérer la date de péremption des produits ; chaises roulantes pour personnes à mobilité restreinte alimenté par une plaque photovoltaïque ; recyclage des déchets informatiques ; réseau social d’entraide communautaire.
Toutes ces idées sont portées par des jeunes d’une invraisemblable créativité, qui ne comptent que sur eux-mêmes, nullement intéressés par un quelconque travail salarié. Peut-on après cela continuer à penser que l’innovation vient uniquement de l’étranger…
Par leur engagement, leur idéalisme et leur créativité, Ilham, Youssef et les jeunes novateurs ont illuminé une journée froide du 12 décembre.

Rida Lamrini - 12 décembre 2012

dimanche 23 décembre 2012

Maman, je vais faire de la politique



– Maman, je vais faire de la politique quand je serai grande. Qu’est-ce t’en penses ?
Du haut de ses seize ans, Myriam annonce son projet en entrant en trombe dans la chambre de ses parents. Plongée dans un placard, sa mère ne réagit pas.
– T’entends Maman, je vais faire de la politique, répète-elle en tirant la robe de sa mère.
– Je ne suis pas d’humeur à plaisanter, rétorque la mère, agacée. Je suis trop occupée. Va réviser tes leçons au lieu de perdre ton temps.
La mère finit par sortir la tête du placard et se retourne vers Myriam, plantée au milieu de la chambre.
– Non… tu n’es pas sérieuse… ? lâche la mère, prise par un sentiment de désarroi.
– Si Maman. Je voulais juste avoir ton avis.
– Tu es folle ma fille. Dans notre famille on ne fait pas de politique. C’est une affaire d’hommes… Tu ferais mieux de t’occuper de tes études.
Myriam n’insiste pas. En allant vers sa chambre elle aperçoit son père dans le salon en train de lire le journal. Elle jette ses bras à son cou, lui fait un câlin et lui demande :
– Papa chéri, qu’es-ce tu penses de mes plans d’avenir ? Je vais faire de la politique plus tard…
Le père reste fixé sur son journal. Myriam se détache de lui, anxieuse. Il finit par lever les yeux et lui demande :
– Tu sais ce qui t’attend l’année prochaine ?
– Oui Papa. Le Bac.
– Après ?
– L’université.
– Et après ?
– Travailler… et faire de la politique…
– Non ! Fonder une famille ! La politique c’est pas pour toi. Tu connais des femmes qui en font ?
– Margaret Tatcher, Corazon Aquino, Indira Ghandi, Hilary Clinton, Angela Merckel, la Kahina, Dilma Rousseff, Benazir Butho, Sonia Ghandi, Cristina Kirchner, Aung San Suu Kyi, Zaynab an-Nafzawiyyah, Ellen Johnson-Sirleaf, Michelle Bachelet…
– Mais tous ces noms sont étrangers ! Pas chez nous ! Pas notre époque ! Pas notre culture !
– Raison de plus. Il est temps que nos femmes bougent un peu. Les hommes ont fait assez de dégâts !
Myriam quitte son père, irritée, s’engouffre dans sa chambre, rageuse. Au moment de refermer la porte, un pied s’interpose et l’en empêche. La tête de son frère s’infiltre dans l’entrouverture.
– J’ai entendu que tu veux traficoter avec les margoulins ! ironise-t-il. Mais dis-moi sœurette, tu sais au moins dans quoi tu vas t’engager ?
– Je vais me mettre au service des citoyens ! Je veux changer leurs conditions ! Tu comprends ça ?
– Waouh ! Rien que ça ! Ah les politiciens ! Souviens-toi. Quand nous les jeunes on est descendu dans la rue pour réclamer le changement, aucun de ces vieux schnocks ne nous a soutenus. Normal. Y a qu’à voir l’état du pays qu’ils vont laisser. Alors quand tu dis que tu veux être au service des autres, fais gaffe. Les politiques tiennent aussi ces propos, mais c’est juste pour le pouvoir. Peu leur importe comment ils y arrivent. À coup d’argent pour acheter les voix. Avec la flagornerie pour ceux qui décident de leur carrière politique. À coup de mensonges pour flatter l’opinion publique. C’est ce que tu veux sœurette ?
Myriam le fixe sans réagir, refrénant difficilement son exaspération.
– Remarque, j’ai rien contre, poursuit-il. Je peux même t’aider si tu veux. Qui sait. T’es jeune. Bien des choses auront changé d’ici là. Je serais fier d’avoir une sœur leader de parti ou Premier ministre !
Un sourire se dessine sur les lèvres de Myriam. Elle pousse son frère hors de sa chambre et referme la porte. Celui-ci s’en va dans un éclat de rire.
Le chat qui dormait sur son lit se réveille au claquement de la porte. Myriam le prend dans ses bras.
– Dis-moi Minou, qu’est-ce tu penses de mon projet de faire de la politique.
Le chat se met à ronronner et se serre contre elle.
– Merci Minou. Tu es le seul à me comprendre dans cette famille.

Rida Lamrini - 05 décembre 2012

dimanche 16 décembre 2012

Maman, ramène-moi à la maison

Maman. Dans le noir de ce cagibi qui me sert de chambre, je grelotte sous ma couverture. J’aimerai tant retourner à notre village, me blottir contre toi. Chez nous, il est vrai, il fait encore plus froid. Mais j’ai tellement plus chaud dans tes bras.
Maman. J’aimerais te raconter ma nouvelle vie. Depuis le jour où tu m’a confiée à ces gens de la ville. Mais comment faire ? Je ne sais pas écrire. Tu ne sais pas lire. Et je n’oserai pas tout te dire. Dans ma détresse, j’essaie de comprendre. Pourquoi Maman tu m’as arrachée à mes frères et à ma petite sœur et laissée avec des inconnus ? Maman, pourquoi tu m’as abandonnée ? Quand te reverrai-je ? Tu me manques tant.
Je ne sais combien de temps je suis chez ces gens. Une éternité. Je me rappelle ce matin où tu m’as demandé de me préparer pour aller en ville. Tu m’as dit que tu m’emmenais chez des gens bien. Ils allaient être ma deuxième famille. La dame allait être ma seconde Maman. Le monsieur serait mon nouveau papa. J’aurais de nouveaux frères et de nouvelles sœurs. Je mangerais à ma faim, m’habillerais correctement, et même apprendrais à lire et à écrire. En étais-tu si sûre, Maman ?
Dès que tu a tourné le dos ce jour-là, ma « nouvelle Maman » me montra le réduit où je passe mes nuits. Quand tard je me jette dans le lit pour me reposer, mes pieds touchent le mur. Pourtant, la maison est grande. Plus grande que notre village. La cuisine peut contenir notre maison. Nous pourrions tous y loger, toi Maman, mon père, mes frères et ma petite sœur. Mais aussi mes tantes, mes cousins, les voisins. L’herbe du jardin est verte. Plus verte que chez nous. Notre vache et nos deux chèvres y seraient heureuses. Elles auront plein à manger et seraient bien grasses.
La dame m’a demandé de l’appeler « maîtresse » et son mari « maître ». Elle ne me sourit pas, me parle d’un ton sec. Elle n’est jamais contente, ne me laisse pas un moment de répit. Elle n’a que des insultes à la bouche. Hier, elle m’a roué de coups. Toi ma petite Maman, tu ne m’as jamais frappé. Ni moi, ni ma petite sœur.
Le « maître » n’est ni gentil, ni méchant. Il ne me parle pas. Son regard me trouble quand je me trouve seule avec lui. J’ai peur. Il passe ses mains sur ma tête, puis sur mon dos. Je ne sais pas ce qu’il veut. Le fils est mignon. J’aimerai jouer avec lui. Mais il m’ignore. Sa sœur ne me parle que pour me demander des choses. T’a pas fait mon lit ! Nettoie ma salle de bain ! Elle est pire que sa mère.
Et puis il y a Zohra. Elle dort dans la chambre près de la cuisine. Elle est arrivée chez ces gens il y a bien longtemps. Elle vient d’un village lointain. Elle est contente de me voir. Non qu’elle m’aime, mais parce je la relève de plusieurs tâches. Elle s’adresse à moi par des ordres. Elle ne tolère pas que je la regarde, ne me laisse pas le temps de souffler. Je ne l’aime pas. Je l’évite.
Mon père m’a rendu visite la semaine dernière. Il m’a à peine embrassée. Le reste du temps, il est resté avec les gens dans la chambre à côté de l’entrée. J’ai fait mine de laver le sol du hall. J’ai tout entendu. Mon père prit de l’argent, et eut à peine le temps de me serrer contre lui en me demandant d’être sage et gentille. Il est parti, la tête basse et le dos courbé.
Ce jour-là Maman, j’ai tout compris. Vous avez besoin d’argent. Vous avez du mal à nous élever, mes frères, ma sœur et moi. Vous m’avez confiée à cette famille en pensant faire d’une pierre deux coups. Assurer mon avenir et vous faire un peu d’argent. N’est-ce pas, Maman ?
Mais vous vous trompez, toi et mon père. Ma vie est devenue un enfer. Je souffre et vous me manquez. Est-ce là l’amour que vous me portez ? Est-ce comme cela que vous voulez me voir vivre ? Vous avez oublié une chose Maman. Vous n’avez pas le droit de disposer de ma vie comme bon vous semble. Je ne suis pas à vendre. Je ne suis pas une bonne, encore moins une bonne à tout faire. Mais ça Maman, comment te le faire comprendre.
Maman, je peux vivre pauvre ; je ne peux pas vivre sans ma dignité. Maman, ramène-moi à la maison.

Rida Lamrini - 28 novembre 2012
 

dimanche 2 décembre 2012

Un jour...


Un jour, après avoir été choyé par la vie, vous levez les yeux vers le firmament et découvrez qu’il a été débarbouillé de gris. Après les évasions dans l’éther azuré, vous réalisez que la voûte céleste s’est obscurcie. Après les baignades dans la lumière du jour, vous vous enfoncez dans les ténèbres de la nuit.
Un jour, l’être cher que vous avez l’habitude de serrer contre vous s’évanouit de votre vue. Les enfants qui ont éclairé votre foyer s’envolent de votre vie. Les proches qui partageaient vos joies et vos peines désertent votre existence.
Un jour, après vous être grisé des calices d’une vie souriante, vous vous réveillez avec une pesante lassitude. Après avoir mordu à plein dents dans une vie trépidante, vous sombrez dans une triste platitude. Après avoir bu goulûment les coupes enivrantes, vous réapprenez à vivre avec une épuisante inquiétude.
Un jour, après avoir vogué sur les mers du monde, vous voulez vous retirer dans une île inconnue. Après voir volé dans les cieux de l’univers, vous préférez emprunter les chemins de traverse. Après avoir voyagé dans les contrées de la terre, vous aspirez à vous reposer dans le silence du désert.
Un jour, après avoir poursuivi vos rêves fous, vous vous figez devant l’affligeante réalité. Après avoir couru après le lustre de la gloire, vous vous accommodez de l’anonyme opacité. Après vous être élevé vers les horizons lumineux, vous rechutez dans les noirceurs de l’obscurité.
Un jour, après avoir goûté au bonheur, vous le voyez filer entre vos doigts. Après avoir connu la félicité, vous êtes ramené à la grisaille. Après avoir plané dans l’euphorie, vous êtes confronté à l’adversité.  
Un jour, après avoir consolidé les piliers de votre vie, vous les voyez fondre irréversiblement. Après avoir sécurisé les sources de votre pitance, vous les voyez se tarir inexorablement. Après avoir sanctuarisé votre existence, vous la voyez se consumer irrémédiablement.
Un jour, après avoir érigé des édifices, vous doutez de leur finalité.  Après avoir construit des monuments, vous questionnez leur destinée. Après avoir élevé des bâtiments, vous vous interrogez sur leur utilité.
Un jour, après avoir tant vécu, vous finissez par douter de la vie.
Après avoir tant aimé, vous vous demandez si vous n’avez pas toujours été seul.
Après avoir tant perdu, vous êtes étonné de ce que vous avez gagné.
Après avoir tant donné, vous sondez l’ampleur de ce que vous avez reçu.
Après avoir tant conquis, vous évaluez le peu qui vous est resté.
Après avoir tant couru, vous comprenez que vous avez poursuivi des chimères.
Après avoir tant acquis, vous mesurez la futilité des biens que vous avez amassés.
Après avoir tant souffert, vous découvrez la force indestructible que vous êtes devenu.
Ce jour-là, peut-être, finirez-vous enfin par réaliser ce qui importe le plus dans votre vie. 

Rida Lamrini - 21 novembre 2012

samedi 24 novembre 2012

Partager un peu… pour bien du bonheur



– Qu’est-ce qu’il est galvaudé ce mot solidarité ? dit Said d’un ton acerbe. Comme si notre société était solidaire. Ce serait pas un vernis qu’on met pour se donner un caractère humaniste ?
– Quoiqu’il en soit, il est temps pour une répartition équitable des richesses, répondis-je.
– Pas sûr que tout le monde pense la même chose, ni même qu’on sache ce que signifie solidarité.
– Il suffit de consulter le dictionnaire.
Joignant le geste à la parole, j’ouvre le Larousse au mot solidarité et lis à l’intention de Said :
– Rapport entre personnes qui, ayant une communauté d'intérêts, sont liées les unes aux autres. Sentiment d'un devoir moral envers les autres, fondé sur l'identité de situation, d'intérêts.
Je lève les yeux sur Said. Je me doute qu’il ne m’a pas interpellé juste pour avoir une explication de texte du mot solidarité dont il se fiche manifestement comme de sa première carie.
– Je connais ton côté idéaliste ! me lance-t-il. Tout le monde n’adhère pas à tes chimères. Écoute ce qui va te ramener à la réalité. 3,5 milliards de dollars sont détenus par les nôtres à l’étranger !
– Bon et alors, les gens ont le droit de placer leur argent où ils veulent, rétorqué-je provocateur.
– Comme ils ont le droit de s’enrichir, tu me diras ! Écoute, y a qui se donnent pour les autres, mais manquent de moyens. Et y a ceux qui sont heureux de gonfler leurs comptes ici ou ailleurs, chaque jour un peu plus, sans penser aux démunis. C’est ça la solidarité ?
– On n’a rien à leur reprocher s’ils ont gagné leur argent proprement et s’ils se sont acquittés de leurs obligations fiscales.
– Ah tu crois qu’une fois qu’on a payé les impôts, on est quitte envers la société ?
– Je comprends les réticents lorsqu’on voit où vont nos impôts, poussé-je le bouchon plus loin.
– Moi je me pose des questions sur cette société. Un journal vient de recenser trente raisons qui font que les gens sont mal dans leur peau. Tu veux que je les cite ?
– Non merci, me dépêché-je de répondre, je les connais.
– Mon fils qui étudie à l’étranger a été désorienté lorsqu’une amie à lui, après une semaine de tourisme chez nous, lui a déclaré qu’elle a trouvé le pays en plein développement. Il ne savait pas s’il fallait se réjouir ou être triste pour les millions de laissés-pour-compte.
Le regard de mon ami devient dur.
– On vient de perdre une grande dame qui a consacré sa vie aux jeunes prisonniers. Elle voulait améliorer leurs conditions et leur donner une deuxième chance dans la vie. Combien l’ont aidé ? Combien soutiennent ceux qui prêtent aux pauvres, avec un peu de cet argent qui dort dans les banques ? Où vois-tu des fortunés soutenir ceux qui aident les jeunes ? C’est ça la solidarité ? Ce ne serait pas plutôt de l’égoïsme ? À toute fin utile je te rappelle la définition du dico : attachement excessif porté à soi-même et à ses intérêts, au mépris des intérêts des autres. Voila où nous sommes.
Said est au bord de l’explosion. J’évite de réagir.
– Je n’ai rien contre ceux qui courent après l’argent. Sauf qu’on doit savoir qu’on est tous dans le même bateau. On arrive tous à bon port ou on coule tous. Et puis, tout compte fait, à quoi sert l’argent planqué dans les banques une fois qu’on est six pieds sous terre ! À quoi aura servi notre vie ?
Said est emporté. Il continue sur sa lancée ;
– Tu vois, Imagine que les détenteurs des 3,5 déposés à l’étranger partagent un peu de leur argent avec leurs prochains. Mais quel bonheur ils répandraient autour d’eux ! Ils régleraient amplement tous les problèmes de boulot, de santé, de logement de millions de gens.
Je regarde longuement Said. Je ne sais qui d’entre nous est le plus naïf. 

Rida Lamrini - 14 novembre 2012